Le peintre Silvère Jarrosson dont j’ai présenté le travail à travers plusieurs billets s’interroge sur la beauté des couleurs et leur langage. Notre cerveau serait-il prédéterminé à aimer certains contrastes de couleur, alors que d’autres au contraire ne le stimuleraient aucunement ? Artistes, scientifiques, spécialistes des neurosciences, amateurs d’art éclairés se posent régulièrement la question et certains développent des théories à ce sujet.

Comme il l’a expliqué à Art Design Tendance, il cherche à réduire “l’accident heureux” à travers un processus de création rigoureux. Les coulures sur ses toiles se mélangent avec délice, formant des paysages chromatiques jusqu’alors inconnus. Dans le texte que je publie, Silvère Jarrosson propose des pistes de réflexion sur ce qui fait ou pas la valeur esthétique d’une couleur, d’un mélange, d’un contraste, d’un dégradé. Intéressant, instructif, jamais dogmatique. Voici son texte.

« Différents articles publiés en ligne en 2015 (1) mettent en lumière une tendance récente du cinéma hollywoodien : une quantité croissante de scènes ont pour couleurs dominantes le bleu et l’orangé. On ne le remarque pas tant que l’on n’est pas prévenu, mais cela devient évident lorsque l’on est mis au courant (c’est fait). Bien que peu connu, ce phénomène a été démontré, notamment par cette figure d’Helmund Helmer représentant la densité associée à chaque couleur dans les trailers hollywoodiens de l’année de 2013. ↓

Figure d'Helmund Helmer

Figure d’Helmund Helmer

Ces mêmes articles expliquent que cette tendance viendrait de la volonté d’augmenter le contraste des images lors du travail réalisé sur la colorimétrie des bandes-annonces. À l’ère numérique, il n’est pas difficile de donner à des scènes entières certaines tonalités jugées plus esthétiques ; et le bleu et l’orangé, deux couleurs pratiquement opposées l’une à l’autre sur le cercle chromatique (d’après les lois de Grassmann), garantissent un contraste et donc une esthétique prétendus maximaux. Les posters des films ne dérogent pas à la règle et semblent même exacerber cette survalorisation du bleu et de l’orange au-delà du réalisme. ↓

Exemples de posters de films hollywoodiens

Exemples de posters de films hollywoodiens

Si manifestement cette sur-valorisation des contrastes suffit au discours promotionnel de l’industrie hollywoodienne, croire que l’esthétique d’une image vient uniquement de son niveau de contraste semble très réducteur au regard de l’histoire de l’art. Mais comment définir ce qui fait la beauté chromatique d’une image ?

Beaucoup de théories ont été émises, par des scientifiques ou des artistes, sur la façon esthétique d’associer les couleurs. Ces théories sont parfois contradictoires, toujours dogmatiques et jamais démontrées. La plupart des auteurs arrive à la conclusion qu’il est impossible de trouver une règle universelle de l’harmonie colorée (bien qu’ils aient tous essayé de la trouver). Après tout, “les goûts et les couleurs ne se discutent pas”. Je ne compte pas ajouter ici une réponse à cette question récurrente. Je propose plutôt de développer trois façons différentes d’appréhender la beauté des couleurs.

Neurologie à l’ère d’Instagram

Il m’est arrivé de constater que mes propres œuvres pouvaient, au premier coup d’œil, sembler plus belles une fois photographiées et “photoshopées”. Cela m’a troublé, mais ne devrait pas déstabiliser les utilisateurs d’Instagram, habitués à rehausser le contraste de leurs clichés. On ne présente plus ce réseau social grâce auquel sont mises en ligne chaque jour plus de 70 millions de photos esthétisées à l’aide de filtres colorimétriques leur garantissant un rendu prétendu optimal (et gratifiant leurs auteurs d’une once de talent).

Il faut l’admettre : sur Instagram, tout est beau. On rehausse et rebalance les couleurs d’un glissement de doigt pour atteindre le joli, le plaisant, le facilement regardable. À la question que se sont posée les peintres durant des siècles, de savoir quelles couleurs utiliser et comment les équilibrer pour atteindre une harmonie visuelle, se pourrait-il que les algorithmes d’Instagram aient trouvé la réponse ? Pourquoi, universellement, 500 millions d’êtres humains du monde entier tombent d’accord pour dire que tel ou tel filtre, en ajoutant du contraste, embellit leurs photos ?

Avec les avancées récentes des neurosciences, certaines explications peuvent désormais être fournies, quoiqu’encore partielles et discutables, permettant de comprendre que certaines œuvres d’art nous séduisent par une palette de couleurs aussi parfaite que superbe, tandis que d’autres nous laissent indifférent voire nous répugnent. À ce sujet, le fascinant ouvrage d’Yves Morvan (2) mérite d’être consulté.

Le cerveau, lorsqu’il analyse les signaux reçus de la rétine, s’attache particulièrement à identifier les contours. En effet, ce sont ces contours qui lui permettent d’identifier rapidement ce que nous sommes en train de voir, et d’agir en conséquence. La rapidité d’analyse des signaux optiques correspondants à des contours nets est bien supérieure à celle des dégradés qui sont plus incertains et donc sujets à des interprétations multiples. Un contraste important, en accentuant les contours et en “caricaturant” l’image observée, la rend plus rapidement interprétable et compréhensible par notre centre visuel. En d’autres termes, il est plus simple et stimulant pour le cerveau d’analyser une image fortement contrastée. De là à dire que notre cerveau apprécie plus ces images et que cela revient à définir une forme de beauté, il n’y a qu’une supposition à faire, mais qui demande de franchir la limite entre la perception physiologique et l’émotion esthétique.

Utiliser des rayures ou tout autre type de motifs à base de deux couleurs contrastant fortement l’une avec l’autre est donc la meilleure façon de rendre un objet visuellement impactant tout en lui assurant une impression de beauté formelle.

Cette “recette magique” peut être considérée comme universelle puisqu’elle opère avant même que nous comprenions et interprétions ce que nous sommes en train de voir. Ce que propose Instagram repose sur des phénomènes optiques et neuronaux mettant tous ses utilisateurs d’accord. Il s’agit de couleurs qui ne peuvent que plaire, au niveau de la perception visuelle, avant toute interprétation et intellection du champs visuel. Dans le champ artistique, la connaissance de ces phénomènes neuronaux a participé à la naissance de l’art optique, aussi intéressant à comprendre que beau à regarder.

Dans le champs politique, le trio noir-blanc-rouge, utilisé dans une majorité d’œuvres de propagande du milieu du XXe siècle (aussi bien par les Soviets que par les Américains, les Nazis ou les soixant-huitards) peut aussi être interprété de cette façon : ces couleurs, par leur beauté formelle, attrapent le regard et nous imprègnent avant toute théorisation (ce qui est l’objet de la propagande : convaincre plutôt qu’expliquer).

Les grenouilles au secours de Chevreul

Ces découvertes neurologiques rejoignent le modèle dit de l’harmonie des couleurs proposé par Chevreul : l’harmonie visuelle viendrait de la cohabitation de deux couleurs dominantes opposées l’une à l’autre sur le spectre colorimétrique et dont l’addition donne théoriquement de la lumière blanche (3). On retrouve ici la recette hollywoodienne du bleu et l’orange. Ce modèle, approuvé par certains théoriciens et artistes, n’a jamais été démontré autrement qu’empiriquement. Il est limité et inexact, comme tous les autres, mais rejoint les découvertes les plus récentes sur la préférence de notre cerveau pour les forts contrastes (en l’occurrence Chevreul ne parle pas du contraste entre le clair et le sombre, mais entre deux couleurs éloignées l’une de l’autre dans le spectre chromatique).

Étrangement, la preuve de l’existence d’une préférence biologique pour les forts contrastes provient aussi de l’émergence de tels contrastes dans le milieu naturel. On retrouve effectivement une alternance de deux couleurs diamétralement opposées dans un certain nombre de patterns naturels dont la fonction première est d’être visuellement impactant. La petite grenouille arboricole Agalychnis callidryas vit dans les forêts d’Amérique centrale. Il ne fait aucun doute que le vert lui permet de se confondre aisément avec le feuillage, mais il est plus difficile d’expliquer la couleur rouge vif de ses yeux et les raisons de son apparition. Une des hypothèses les plus fréquemment émise (4) est que ce rouge vif, couleur opposée au vert dans le spectre, assure un contraste maximum et donc un fort impact visuel (l’objectif étant d’éloigner les prédateurs en leur faisant peur) ↓

Agalychnis callidryas

Agalychnis callidryas

Les exemples de ce type ne manquent pas dans le milieu naturel. J’ai pu mener des travaux de recherches sur les ocelles des ailes des papillons du genre Morpho dans le cadre de mon master. Ces motifs servent de signaux visuels et connaissent une grande diversité de formes, de couleurs, de tailles, mais en respectant toujours une alternance d’anneaux concentriques clairs et sombres (5). Il en va de même des ocelles de la queue du paon, des rayures du zèbre, des yeux de la tourterelle Goura victoria et d’un grand nombre de motifs rencontrés dans la nature. Quoique discutable et parfois discutée, la théorie de Chevreul dispose d’un certain soutien dans le milieu naturel.

Même si la recette du contraste connaît ses limites (rendrait-on vraiment Les Nymphéas de Monet plus belles qu’elles ne le sont en en augmentant le contraste ?), on ne peut nier l’existence de ces mécanismes neuronaux, et donc le fait qu’un fort contraste provoque universellement une impression plaisante qui est une forme d’esthétique.

Les sourcils verts de Van Gogh

Mais peut-on en conclure plus généralement que l’appréciation de la couleur est universelle ? Ce serait oublier la composante culturelle qui façonne individuellement la perception et l’appréciation des couleurs. La mort est symbolisée par le noir dans la civilisation occidentale, mais par le blanc dans la culture asiatique. Si leur puissance évocatrice ne leur est pas intrinsèque mais culturellement acquise, comment les couleurs peuvent nous parler et nous émouvoir au-delà de ce que nous connaissons et avons déjà intégré sur chacune d’elles ?

La signification que nous accordons culturellement à chaque couleur, comme toute forme de culture, a la capacité de s’enrichir et de se complexifier. Je crois que cet enrichissement est en soi une forme de beauté. Si les couleurs d’un tableau sont belles, autrement dit si elles nous parlent, nous inspirent, plus seulement au niveau optique mais aussi émotionnel voire spirituel, n’est-ce pas parce qu’elles parlent à notre entendement et à la représentation que nous nous formons de la réalité ? Cette représentation elle-même n’est pas statique. En extirpant nos pensées de leurs chemins prédéfinis, les assortiments de couleurs nous émeuvent et nous amènent à penser différemment, donnant ainsi à la couleur un grand pouvoir émotionnel et esthétique. Autrement dit, un tableau nous marquerait lorsqu’il viendrait élargir les concepts et les symboles que nous associons à chacune de ses couleurs.

J‘ai découvert cet auto-portrait de Van Gogh lorsque j’étais à l’école primaire. Un élève avait demandé très sérieusement a l’institutrice pourquoi Monsieur Van Gogh avait du vert dans les sourcils. Sans recourir à l’invocation d’un supposé daltonisme de l’auteur des Tournesols, l’institutrice avait pris la peine d’expliquer comment, à l’époque du mouvement impressionniste, les peintres s’étaient émancipés du réalisme et avaient cherché à restituer des sensations optiques, des “impressions”. C’est à leur suite que Vincent Van Gogh a été amené à renforcer la teinte de ses sourcils au vert foncé. ↓

Vincent Van Gogh, Auto-portrait - 1887 (œuvre et détail)

Vincent Van Gogh, Auto-portrait - 1887 (œuvre et détail)

Vincent Van Gogh, Auto-portrait – 1887 (œuvre et détail)

La palette de couleurs de cette toile est particulièrement expressive, et la beauté de ces couleurs vient de leur décalage avec les couleurs réelles. Ici, les couleurs sont expressives car inattendues. Ces touches de vert dans les sourcils de Vincent contribuent à peindre et dépeindre son expression faciale et à l’étrangeté de ce mystérieux tableau.

À regarder Van Gogh et tant d’autres artistes, le beau est ce qui déstabilise, des agencements de couleurs inattendus qui développent et complexifient l’idée symbolique que l’on assimile à chaque couleur. Plus généralement, ces assortiments nouveaux bousculent l’idée que l’on se fait du monde et de son apparence. En ce sens, l’époque impressionniste donne à la couleur une force et une esthétique qu’elle n’avait pas auparavant.

Oscar Wilde ou la couleur autonome

L’idée qui attribue la perception de la beauté à une forme de culture va pourtant à l’encontre de la conception kantienne du beau, défini comme “un universel sans concepts” (6). Ne peut-on pas envisager la couleur autrement et lui attribuer une forme de beauté intrinsèque dont l’ordre ne soit ni physiologique ni culturel ? Une beauté universelle de la couleur, au-delà de tout concept et de ce qu’elle engendre lors de la perception première ?

Concevoir la beauté des couleurs de cette façon revient à dire que les belles couleurs sont émancipées de toute connotation culturelle ou représentative. Elles n’évoquent rien de plus qu’elles même, et nous permettent d’accéder à une sensation pure de leur perception, au-delà plutôt qu’en deçà de toute interprétation. Lorsque le bleu ciel n’est plus seulement la couleur du ciel, lorsque le rougeoiement des flammes n’évoque plus le feu, il devient possible d’apprécier ces teintes en tant que couleurs autonomes. Cette nouvelle conception laisse un champ d’expression immense à l’abstraction, qui plonge de fait le spectateur dans cet état de perception profond et non-culturel de la couleur en utilisant les couleurs pour ce qu’elles sont et non plus pour ce qu’elles représentent.

Cependant, l’art figuratif peut aussi être observé et apprécié sous cet angle. Déjà, en 1890, Oscar Wilde glissait au détour d’un paragraphe du Portrait de Dorian Gray que “l’art est toujours plus abstrait que nous ne l’imaginons. La forme et la couleur nous parlent de formes et de couleurs, et tout s’arrête là.” Une façon de reconnaître à la couleur une beauté propre et d’affirmer qu’elle peut s’apprécier pour elle-même au sein d’une œuvre figurative. ↓

William Turner, The blue Rigi, Sunrise - 1842 (oeuvre et détails)

William Turner, The blue Rigi, Sunrise - 1842 (oeuvre et détails)

William Turner, The blue Rigi, Sunrise – 1842 (oeuvre et détails)

Dans cette aquarelle de Turner, nul contraste renforcé, rien de fondamentalement extravagant dans le traitement des couleurs qui est pourtant d’une indéniable beauté. On n’apprécie pas les teintes utilisées par Turner parce que la brume est belle lorsqu’elle est bleutée, mais parce que le bleuté est beau en soi.

Les couleurs ne s’exposent pas dans leur splendeur lorsqu’elles sont fortement contrastées, mais au contraire lorsqu’elles s’estompent en une infinité de nuances subtiles qui se réhaussent les unes les autres. Belles en elles-mêmes, leur multiplicité et leurs délicates étreintes confinent à un sommet de beauté, un festival de surfaces colorées exempt de toute saturation optique.

Plus récemment, le travail d’Yves Klein sur le bleu IKB s’inscrit dans cette façon de concevoir et d’apprécier les couleurs (une couleur en l’occurrence). Le bleu Klein vit et resplendit pour lui-même. Klein expliquait avoir choisi la couleur bleue car, selon lui, “toutes les couleurs amènent des associations d’idées concrètes […] tandis que le bleu rappelle tout au plus la mer et le ciel, ce qu’il y a de plus abstrait dans la nature tangible et visible” (7). Une façon donc de s’éloigner de ce que la couleur peut évoquer culturellement en nous, pour atteindre sa forme purement abstraite, n’évoquant rien de concret.

Reconnaître à la couleur une beauté intrinsèque, au-delà de tout ce qu’elle peut signifier ou évoquer, revient à ne pas expliquer ce qui fait la beauté de la couleur. Admettons donc que la couleur est belle et que cette beauté reste en partie inexplicable. Les monochromes de Klein fascinent en leur mystère, qu’il vaut mieux chercher à apprécier qu’à élucider.

La question de savoir ce qui fait la beauté de la couleur reste sans réponse à partir du moment ou l’on fait appel à sa nature intrinsèque. Si la couleur peut être belle en elle-même, rien ne nous dit alors pourquoi elle peut parfois être laide. ↓

Yves Klein, Monochrome bleu sans titre - 1959 (détail)

Yves Klein, Monochrome bleu sans titre – 1959 (détail)

Certaines personnes affirment que leurs rêves sont sans couleurs. Si la question fait débat chez les neurologues (certains suggérant que les couleurs sont simplement oubliées au réveil), elle interroge également les philosophes : la couleur serait-elle donc absente du monde des pensées et des passions dont les rêves sont un produit ? Les couleurs ne participeraient-elles pas à l’expression des peurs, des angoisses, des joies et des plaisirs que nous vivons en rêvant ? La question sous-jacente est bien de savoir si les couleurs ont une signification et une expressivité qui leur est propre (et peut-être universelle). À méditer face à un soleil couchant. »

Silvère Jarrosson, 12 août 2016

www.silvere-jarrosson.com

Références

1) Rosie Cima (2015), Why every movie looks sort of orange and blue, pricenomics.com

2) Yves Morvan (2015), La vision et l’harmonie des couleurs, Ex aequo

3) Michel-Eugène Chevreul, De la loi du contraste simultané des couleurs et de l’assortiment des objets colorés, considérés d’après cette loi dans ses rapports avec la peinture, les tapisseries…, Pitois-Levrault, 1839

4) Glaw et Vences (1997), Anuran eyes colouration : definitions, variation, taxonomic implications and possible functions, Herpetologia Bonnensis

5) Silvère Jarrosson (2016), Diversification des ailes de papillons Morphos, une approche morphométrique, colorimétrique et phylogénétique, Université Pierre et Marie Curie (Paris)

6) Emmanuel Kant (1790), Critique de la faculté de juger

7) Marie Jo, Yves Klein, marianose.unblog.fr, 2006