C’est avec curiosité que j’ai récemment découvert le travail du plasticien contemporain Bojan Šarčević. Il est né à Belgrade en 1974. Il vit et travaille à Berlin et à Paris. L’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne lui a consacré récemment la première rétrospective de ses années de travail, de 1999 à 2011. J’avoue avec modestie que l’interrogation, voire l’incompréhension, ont précédé mon sentiment de curiosité. J’ai décidé de vous présenter quelques œuvres du parcours artistique de Šarčević car l’artiste mélange les médias d’expression et son œuvre emprunte aussi bien à l’histoire de l’art qu’à celui de l’architecture. C’est précisément la raison d’être de ce blog : décrypter, fouiller, amener la matière qui permet d’analyser une œuvre et ainsi montrer que l’artiste contemporain n’est pas un original aux idées farfelues. Il réfléchit sur la création passée pour reconstruire un après qu’il souhaite tout aussi créatif.

La parole à l’objet inanimé

Bojan Šarčević aime mélanger des médias d’expression différents ; si la sculpture est omniprésente dans ses œuvres, l’artiste utilise la photographie, le collage, l’installation vidéo, l’écriture . C’est ce « mixed media » qui m’a plu, même s’il est un peu déboussolant au départ. Mais il pousse le visiteur à s’interroger sur les messages que cherche à faire passer l’artiste. Ainsi, lors de l’exposition à l’Institut d’Art Contemporain, je suis ainsi resté un peu interloqué de découvrir dans la première pièce deux superbes blocs d’onyx sculptés – She & He – , laissant apparaître des incisions savamment sculptées puis de passer à une pièce exposant vingt-et-un vêtements alignés sur des tables – Favourite Clothes Worn While She or He Worked. ↓

Bojan Šarčević, She, 2010 & He, 2011

Bojan Šarčević, She, 2010 & He, 2011

Bojan Šarčević, Favourite Clothes Worn While She or He Worked, 2000

Bojan Šarčević, Favourite Clothes Worn While She or He Worked, 2000

Pourtant, dans nombre de ses œuvres, Šarčević transmet une certaine poésie de l’objet ;  il donne une âme à ce dernier et l’humanise à sa façon…C’est ce que nous pouvons ressentir devant les vêtements de travailleurs manuels et professionnels alignés sur des tables : quel est notre besoin de nous identifier à ces vêtements, que représentent-ils donc pour nous ? Une image, une histoire ? Une relation personnelle entre le « porteur » et le portant » ? De même, devant la série de photographies Comme des chiens et des vagues, Šarčević utilise une sculpture hybride constituée de plusieurs cerceaux en acier soudés qu’il met en scène dans ces photographies. Cette sculpture, présentée à même le sol de l’exposition est manipulée par des femmes, souvent dans le même espace.↓

Bojan Šarčević, Comme des chiens et des vagues (building series), 2010

Bojan Šarčević, Comme des chiens et des vagues (building series), 2010

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bojan Šarčević, Comme des chiens et des vagues (building series), 2010

Bojan Šarčević, Comme des chiens et des vagues (building series), 2010 (au fond la sculpture)

Mais on peut sentir encore plus cette poésie de l’objet inanimé au travers des installations vidéo de l’artiste qui m’ont permis de faire le lien entre l’art de Šarčević et l’histoire de l’architecture moderne. Pourtant j’aurais dû me douter que les deux blocs d’onyx constituaient déjà un clin d’œil à cette histoire…

 

 

 

Une référence appuyée au Bauhaus et au Style International

Dans plusieurs pièces, notre artiste a conçu des sculptures en contreplaqué peint en blanc qui abritent en leurs centres des projecteurs. Des films assez courts – de 2 min 17 à 2 min 47 – réalisés en 16 mm sont diffusés. Dans ces films apparaissent encore des objets inanimés de différentes formes. Des matières différentes les composent : bois, papier, plexiglas, béton, cuivre. La caméra nous montre ces objets de différents points de vue avec une échelle indéterminée de sorte qu’ils deviennent pleinement sujets.↓

Bojan Šarčević, Only After Dark, 2007

Bojan Šarčević, Only After Dark, 2007

Bojan Šarčević, Only After Dark, 2007

Bojan Šarčević, Only After Dark, 2007

Surtout, chaque plan est accompagné par une composition musicale minimaliste : des instruments à cordes, des cymbales sur fond de caisse claire aux accents de jazz composent au final un environnement fantomatique. Je me suis senti au milieu d’un western à la Sergio Leone dont les héros seraient ces objets évoluant dans un huit-clos désertique…                                                                                                           Cependant, rien n’est innocent dans cette mise en scène, les pavillons qui abritent les projections sont une référence direct au style architectural du Pavillon de l’Allemagne pour l’Exposition Universelle de Barcelone de 1929, reconstruit entre 1983 et 1986. Comparez, les formes architecturales sont étrangement similaires, l’onyx comme matériau est omniprésent. ↓

Ludwig Mies Van Der Rohe, Pavillon de l'Allemagne pour l'Exposition Universelle Barcelone, Espagne, 1928-1929 ; reconstruit en 1983-1986

Ludwig Mies Van Der Rohe, Pavillon de l’Allemagne pour l’Exposition Universelle Barcelone, Espagne, 1928-1929 ; reconstruit en 1983-1986

Ludwig Mies Van Der Rohe, Pavillon de l'Allemagne pour l'Exposition Universelle Barcelone, Espagne, 1928-1929 ; reconstruit en 1983-1986

Ludwig Mies Van Der Rohe, Pavillon de l’Allemagne pour l’Exposition Universelle Barcelone, Espagne, 1928-1929 ; reconstruit en 1983-1986, vue de l’intérieur

Le grand ordonnateur de ce bâtiment, Ludwig Mies Van Der Rohe, est considéré comme un des plus grands architectes du XXème siècle. Il a notamment contribué aux philosophies architecturales majeures de la fin des années 20, à un moment où des avancées théoriques furent déterminantes. Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’art et au design, Mies Van Der Rohe dirigea l’Ecole « Bauhaus » – signifie Maison de la Construction – de 1930 à 1933, avant qu’Hitler ne décide de fermer l’institution. Cette école, née de la réunion de l’Académie des Beaux Arts et de l’École des Arts Décoratifs en 1919 à Weimar, insuffla des idées avant-gardistes, de la conception de l’habitat jusqu’à celui des ustensiles de cuisine…Après la Seconde Guerre Mondiale, Mies Van Der Rohe imposera le style international, soit un rationalisme architectural visant à supprimer tout élément décoratif cher à l’art déco et ornemental. Les constructions manifestes de ce mouvement sont des bâtiments au squelette d’acier, avec pour fondations des piliers extérieurs, et des façades entièrement vitrées, comme la Neue Nationalgalerie de Berlin.↓

Ludwig Mies Van Der Rohe, Neue Nationalgalerie, Berlin, Allemagne, 1962-1968

Ludwig Mies Van Der Rohe, Neue Nationalgalerie, Berlin, Allemagne, 1962-1968

Only After Dark est aussi un hommage indirect à un des anciens professeurs du Bauhaus : László Moholy-Nagy. Cet artiste-expérimentateur conçut dans les années 20 le modulateur d’espace lumière ou « light space modulator » auquel il consacra un film. Une lumière en mouvement et chancelante créée par la machine est imprimée sur un film puis projetée comme une image photographique sur un mur.↓

Lazlo Moholy Nagy, Modulateur d'Espace Lumière, 1922-1930

Lazlo Moholy Nagy, Modulateur d’Espace Lumière, 1922-1930

Dans ses films, la caméra de Šarčević aime déplacer l’image : le déplacement est un autre thème fétiche de l’artiste. Regarder cette image danser est d’autant plus facile que l’artiste nous laisse nous déplacer d’une cabine de projection à une autre ; dans une autre de ses œuvres au dispositif similaire, il donne même un accès direct au spectateur…

De la transparence

Pour l’œuvre The Breath-Taker is the Breath-Giver ou Celui qui prend le souffle est celui qui le donne, le dispositif est identique à Only After Dark. Trois pavillons abritent la projection de films courts. Une nouvelle fois des objets inanimés (feuilles froissées en soie, morceaux de cartons d’emballage, sculptures improbables constituées par des fils, fibres ?) dansent au rythme d’un accompagnement musical. ↓

Bojan Šarčević, The Breath-Taker is the Breath-Giver, 2009

Bojan Šarčević, The Breath-Taker is the Breath-Giver, 2009

Cette fois-ci pourtant, les pavillons sont en plexiglas de sorte que la structure est directement pénétrable, on entre ainsi dans la danse cinématographique de l’extérieur vers l’intérieur du pavillon, en toute transparence. Autre clin d’œil appuyé à Mies Van Der Rohe, la transparence. L’architecte est considéré comme celui qui l’a imposée dans l’architecture moderne. Il a redéfini un autre rapport entre l’intérieur et l’extérieur. L’utilisation du verre dévoile ce qui était auparavant caché. Les vitrines des magasins sont le parfait exemple de ce dévoilement et de l’évolution de l’architecture moderne. On pourrait voir les bâtiments de Mies Van Der Rohe conçus avec la base d’un squelette d’acier et des murs qui ne sont plus des parois séparatrices mais réfléchissantes. Une des réalisations exemplaires de notre architecte est la Maison Tugendhat, réalisée à Brno, République Tchèque, de 1928 à 1930 ↓

Ludwig Mies Van Der Rohe, Maison TUGENDHAT, Brno, République Tchèque, 1928-1930

Ludwig Mies Van Der Rohe, Maison TUGENDHAT, Brno, République Tchèque, 1928-1930, vue de l’intérieur

Des références directes, oui il y en a…pour autant si Bojan Šarčević aime à convoquer les grands théoriciens des avants-gardes historiques, il brouille les pistes. Avec la sculpture Replace the Irreplaceable, l’artiste convoque en une seule pièce, l’essence même de l’ornementation Art déco !↓

Bojan Šarčević, Replace the Irreplaceable, 2006

Bojan Šarčević, Replace the Irreplaceable, 2006

Toute la panoplie du matériel pour l’art déco s’y trouve ! Et notamment le bois de poirier et le laiton, très recherchés à l’époque pour la décoration d’intérieure… soit un renoncement complet aux idées exprimées dans Only After Dark ! Au final Šarčević ne construit pas, il suggère, vous laisse vous empêtrer dans différentes contradictions – mais pour lesquelles il est bon d’avoir quelques références – et cela de façon toujours totalement transparente !

 

→ Pour ceux qui souhaitent approfondir, un autre repère de l’évolution architecturale au début du siècle dernier : Adolf Loos.

F.B.