Une femme d’allure frêle, assise en tailleur et filmée en plan fixe de dos, et qui mendie dans une rue qui s’interroge devant le phénomène. La même personne filmée de dos, immobile dans les rues de Mexico, Shangai ou Le Caire…↓

A Needle Woman, 1999-2001

A Needle Woman, 1999-2001

C’est ainsi que m’était restée en mémoire une des installations vidéos de l’artiste coréenne Kim Sooja, présentée au Musée d’Art Contemporain de Lyon en 2003. J’ai trouvé un double intérêt à vous parler de cette artiste, d’une part montrer que la création artistique est protéiforme, et s’appuie sur différents médias, dont l’installation vidéo. Et d’autre part, ouvrir notre œil occidental à la vision sur le monde d’une artiste coréenne, et donc portant en elle et dans son œuvre un autre regard.

Kim Sooja est née en 1957 à Taegu, Corée du Sud, du bon côté de la barrière serais-je tenté de dire…Elle vit et travaille à New York, et expose régulièrement à travers le monde depuis la fin des années 70. De ses origines, elle développe des thèmes qui font se confronter la culture coréenne traditionnelle, à l’occidentalisation progressive que connaît la Corée du Sud depuis les années 80. Ainsi, dans ses installations, elle n’hésite pas par exemple à mettre en scène le couvre-lit traditionnel coréen. Cet objet est chargé d’une valeur symbolique très forte en Corée, il est offert avec le trousseau de mariage, et les motifs imprimés dessus font référence aux évènements importants de la vie du couple.     Dans son installation Deductive Object – dedicated to my neighbours, 1996, Kim Sooja n’hésite pas à disposer, à même le sol, des couvre-lits traditionnels qu’elle oppose, dans la même pièce, au placement de balluchons traditionnels coréens appelés « Bottari ».↓

Kim Sooja, exemple de bottari

Kim Sooja, exemple de bottari

Ces balluchons sont confectionnés par assemblage de pièces cousues entre elles et servent, en Corée, à se déplacer avec ses effets personnels repliés en son sein.       L’artiste créée ainsi une tension entre le domaine de l’intime, dévoilé à même le sol car déplié, à l’intensité du repli sur soi que représente le balluchon. Dans d’autres installations, l’artiste va même plus loin dans l’exposition du symbole de l’intimité du couple coréen. Dans une pièce entière elle pend à l’aide de cordes à linge, tels des vêtements quelconques après une lessive, ces couvre-lits traditionnels. Pour nous occidentaux, le « choc » n’est peut-être pas immédiat, il interroge en tout cas ; mais si je me mets à la place d’un compatriote de Kim Sooja, alors le symbole est lourd de sens ! ↓

A Laundry Woman, 2000

A Laundry Woman, 2000

Dautres artistes coréens de la génération de Kim Sooja s’interrogent sur le « comment faire la synthèse entre l’héritage coréen inné et l’universalité de la culture humaine ? ».   Ou encore existe t-il des artistes capables de se renouveler sans subir une occidentalisation de leur art ?                                                                                                   Question pertinente qui aboutit sur des modes d’expressions propres à chaque artiste, et très chargés de sens en ce qui concerne par exemple l’artiste féministe Yun Suk Nam. Dans sa série Pink Room, l’artiste conçoit des intérieures féminins avec du mobilier inspiré par la tradition coréenne. L’étrange luminosité rose qui se dégage des pièces sert à installer un malaise entre la description d’une pièce féminine intime et traditionnelle et l’occidentalisation progressive de la société coréenne. Observez les fauteuils par exemple, s’ils reprennent les motifs traditionnels coréens, leur assise est couverte de pointes en fer menaçantes.↓

Pink Sofa, Pink Room series, Yun Suk Nam

Pink Sofa, Pink Room series, Yun Suk Nam

Tout est loin d’être rose…dans l’évolution de la condition féminine coréenne. De même les pieds des chaises : ils sont de forme pointue et évoquent, selon l’artiste, des petits couteaux que portaient les femmes coréennes pour se défendre durant la dynastie Yi (1392-1910).

Je reviens à Kim Sooja, car l’artiste s’interroge, comme Yun Suk Nam, sur la confrontation entre l’art occidental et l’art contemporain coréen. Contrairement à Yun Suk Nam, qui assume un féminisme revendicatif à la manière occidentale, Kim Sooja utilise sa culture innée coréenne dans des œuvres subtiles et qui nous laissent libres de nous questionner. Le Musée d’Art Moderne de Saint Etienne Métropole nous a ainsi permis de redécouvrir très récemment « A Needle Woman », littéralement « la femme couturière ». 6 projections vidéos simultanées dans une seule pièce montre l’artiste filmée en plan fixe, dos à la caméra, au milieu de la foule de 6 grandes villes (La Havanne, Jérusalem, N’Djamena, Patan, Rio, Sana’a). ↓

A Needle Woman, 2005, Musée d'Art Moderne de Saint Etienne

A Needle Woman, 2005, Musée d’Art Moderne de Saint Etienne

J’avais très envie de vous parler de cette œuvre car :

Elle fait appel à la notion d’impermanence, au combien éloignée de notre société occidentale pressée. L’impermanence des choses est, selon le bouddhisme, l’une des 3 caractéristiques de toute chose. Cela signifie que les choses ne persistent jamais de la même façon, mais qu’elles disparaissent et se dissolvent d’un moment à l’autre, le bouddhisme enseignant précisément à méditer et contempler ces changements. Dans ses différentes vidéos, Kim Sooja, de par sa position immobile, nous invite à méditer les réactions, rictus, commentaires devinés de la foule face à son attitude. C’est donc une pratique orientale qui nous pousse à prêter attention à la réalité qui se vit face à la caméra. C’est également une opposition entre immobilité parfaite et mouvement perpétuel !

Kim Sooja incarne l’image de la la femme-aiguille, le dispositif de l’artiste nous met en situation pour nous substituer progressivement au point de vue de Kim Sooja. Nous devenons témoin de la scène de rue qui se joue. Kim Sooja s’efface par sa discrétion, pour devenir comme un trou de serrure, soit le passage étroit par lequel le fil passe et nous relie au monde. Relié à son enfance – la couture est très importante chez les coréens – l’artiste devient l’outil qui coud les relations entre hommes et femmes, grâce à cet outil nous vivons une émotion particulière.

Elle imprime une tension. Kim Sooja prend des risques physiques à rester ainsi immobile. Dans la même situation Kim Sooja avait déjà réalisé une série de vidéos dans des capitales occidentales telles que Londres ou New-York. Les réactions de la foule sont assez neutres : les passants telles des machines vaquent à leurs occupations d’un pas rapide. Au contraire, dans les vidéos tournées dans des capitales ou les écarts sociaux sont très marquées, l’artiste suscite des réactions marquées, parfois hostiles et souvent inattendues. A la fin de la vidéo tournée à Sana’a un vieil homme se met à exécuter une danse à l’aide d’un poignard derrière Kim Sooja !

Je souhaite vous avoir fait partager un moment de détente et de réflexion avec cette artiste, qui prouve la richesse des messages que peut véhiculer l’art contemporain, pour peu qu’on se donne les moyens de le décrypter !                                                             Kim Sooja, grâce au dispositif de « l’aiguille », nous laisse à nous occidentaux, le soin de faire le lien entre le sentiment d’impermanence propre à la culture orientale, bouddhique surtout, et notre monde. C’est un peu comme si elle nous disait : «  moi j’ai travaillé sur la question et bien j’ai trouvé des réponses, à vous de le faire maintenant », rien que pour cela son œuvre vaut le détour.

Photo de l’installation ” A Needle Woman” courtoisie du Musée d’Art Moderne de Saint Etienne

F.B.