Dès la fin des années 20, puis plus frénétiquement dans les années 30, Charlotte Perriand va puiser l’imaginaire de ses créations dans la photographie. Preuve récurrente de sa modernité, elle va se saisir de cette technologie, encore en plein développement à l’époque. Comme elle le dit elle-même par raccourci, elle s’adonne à la photographie avec : « l’œil en éventail », ce qui lui permet de saisir des plus grands aux plus petits objets travaillés, et laissés à l’abandon par l’homme. C’est ainsi qu’elle erre dans les décharges avec Pierre Jeanneret, à la recherche de matériaux, et nous laisse entre les mains un témoignage génial de son acuité photographique.

Tuyaux, Charlotte Perraind et Pierre Jeanneret, 1933

Tuyaux, avec Pierre Jeanneret, 1933

Accumulation d'équerres métalliques en désordre, Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret, 1933

Accumulation d’équerres métalliques en désordre, avec Pierre Jeanneret, 1933

Mais Charlotte Perriand aime profondément la nature, qu’elle ne se voit pas opposer au machinisme moderne. C’est pourquoi, outre les gros plans sur des pièces d’outillages, elle délaisse volontiers les décharges pour des promenades sur les plages normandes en compagnie de Jeanneret. Ils collectent des objets minéraux, ainsi que des coquillages, des os qui refluent par la marée. Avec le peintre Fernand Léger, elle partage ce goût pour la collecte de ces petits objets qu’ils vont, à leur façon, mettre en scène à travers la photographie. ↓

Os, 1933

Charlotte Perriand, Os, photo, 1933

L’effet recherché est un dépouillement total de l’objet, pris en photo sur fond bleu, blanc ou noir, de façon à le faire ressortir par contraste. Alors vous me direz qu’avec une telle recherche dans la pureté des formes, Perriand s’inspire. Elle prend des notes, imagine, et conçoit des meubles rationnels à la beauté simple. Ne déclare t-elle pas en 1928, à propos du mobilier : « (…) Tous les efforts qui tendent à l’enjoliver sans raison utile doivent être évités. Sa beauté doit résulter de la composition rationnelle de ses éléments. Tous mes sièges sont construits selon ce principe. »  Concrètement, que donne l’œil aux aguets de Charlotte Perriand dans la matérialisation d’une pièce designée ? La conception de la chaise longue basculante (lien cf. billet précédent) est directement inspirée par une photo du Pont Transbordeur de Marseille. Ce pont qui s’élevait au-dessus du vieux port fascina littéralement notre artiste qui le prit en photo dès 1927. ↓

Le pont transbordeur, Marseille, 1927

Charlotte Perriand, Le pont transbordeur, Marseille, photo, 1927

Chaise longue basculante, version 1929

Chaise longue basculante, version 1929

En théorie, le pont répond aux critères de design que recherche Charlotte Perriand dans son mobilier :

N’apparaît que ce qui est mécaniquement nécessaire                                                                                                                                                     Finesse des sections tubulaires : le pont, avec sa structure métallique très fine, ressemble à une araignée !

On perçoit instantanément la fonction mécanique du pont : volonté de dégager l’essentiel du meuble

En pratique, l’analogie est forte entre le Pont et la chaise sur les points suivants :

Les 2 pieds de la chaise sont reliés par une poutre centrale, comme pour les pieds du pont reliés 2 à 2                                                                                                                  

Les pieds des pylônes ont une forme biseautée, très fine. Observez les 4 pieds de la chaise, on retrouve la même forme                                                                                  

Le berceau de l’assise de la chaise supporte le corps grâce à de fines lamelles, les poutrelles du Pont y ressemblent étrangement

Autre exemple d’inspiration puisé dans les escapades photographique de Charlotte Perriand : les similitudes entre une benne transportant du sable de mer photographiée sur une plage de Normandie, et des tiroirs en tôle conçus pour une penderie. ↓

Benne pour transporter du sable, vers 1935

Charlotte Perriand, Benne pour transporter du sable, photo, vers 1934

Tiroir coulissant en tôle pliée, 1949

Penderie démontée, 1949

Parfois, c’est le matériau même d’un sujet photographié qui donne naissance à une application possible. Notre designer a beaucoup voyagé, notamment sur mer, et de ses escapades maritimes elle laisse de superbes clichés de bateau. Un grand sens de l’observation des voiles lui donnent l’idée de les utiliser – elles sont très résistantes – comme revêtement pour les couchages de l’Armée du salut ! (1932). Les photos de Charlotte Perriand sont très peu connues, elle n’en a publié que très peu de son vivant. C’est pourquoi moi-même, si j’admire son sens esthétique et fonctionnel du design, je n’avais aucune connaissance de sa production photographique désormais plus connue grâce à des rétrospectives qui lui sont consacrées. Le Centre Pompidou en 2005, le Musée du design de la ville de Zurich en 2010, ainsi que le musée Nicéphore Niépce de Chalon sur Saône cette année, ont sorti de la chambre noire des clichés jusqu’alors inconnus…                                                      Je vous laisse maintenant en compagnie de « Vernissage TV » qui, comme son nom l’indique, vous ouvre les portes de l’exposition « a retrospective to the designer, photographer and activist Charlotte Perriand » qui s’est tenue à Zurich en 2010. Pas de blabla, juste du visuel ! ↓

F.B.