Last Updated on 18 avril 2021 by François BOUTARD
Récemment, le Musée d’Art Moderne de New York (MoMA) a acquis 14 jeux vidéo emblématiques de leur époque. Ils seront installés dans une galerie du musée le mois prochain. D’autres acquisitions sont au programme pour compléter cette première liste. Alors : Myst, Katamary Damacy, Chrono Trigger ou encore Minecraft, ça vous dit quelque chose ? ↓
A moi rien du tout, pour être honnête ! Je me suis arrêté aux premières consoles de jeux performantes et j’avoue une certaine imperméabilité à cet univers qui n’est pas le mien. Pourtant, je ne méconnais pas le poids de l’industrie du jeu vidéo, bien supérieure à celle du cinéma. Si un musée comme le MoMA juge pertinent de collectionner les jeux cultes de cet univers, c’est bien d’une certaine reconnaissance dont on peut parler. D’ailleurs, les conservateurs du Musée l’affirment : «(…) Are video games art? They sure are, but they are also design, and a design approach is what we chose for this new foray into this universe ». Le jeu vidéo élevé au rang d’art ? Autre institution américaine de poids à légitimer la démarche artistique du jeu vidéo moderne : le Smithsonian American Art Museum de Washington. Une exposition – colloque a ainsi été entièrement dédiée l’année dernière aux jeux vidéo. Son titre est fort explicite : « The Art of Video Games ». En voici le trailer – vous m’excuserez pour ces nombreux anglicismes qui témoignent de mon implication pour le sujet !- ↓
Plutôt que d’essayer d’arbitrer le débat actuel entre ceux qui considèrent que les jeux vidéo constituent un art nouveau à part entière, et ceux qui, au contraire, les considèrent comme un simple domaine de l’industrie du divertissement, j’ai remarqué, à ma façon, comment l’univers du video game enrichit des pratiques artistiques existantes ou redéfinit de nouvelles pratiques numériques…Et j’ai fait de surprenantes découvertes ! L’art le plus proche du jeu vidéo se trouve au n°7 : nul ne sera étonné que les codes propres aux jeux vidéo aient « infusés » l’esprit de créateurs du 7ème art. Un réalisateur comme Gus Van Sant a ainsi confessé que : « A force de jouer ( à Tomb Raider ), je me suis laissé piéger, je suis devenu un accro, au point que lors du tournage du film qui a précédé Elephant, Gerry, mon intérêt portait sur la manière de suivre les personnages plus que de suivre une histoire ». Si comme moi vous avez vu « Elephant », vous avez dû remarquer cette façon de filmer de long plan- séquence, qui, à l’instar du jeu vidéo ou le héros découvre des indices au fur et à mesure de sa quête, ne permet pas au spectateur de suivre une histoire linéaire. Comme le joueur de jeu vidéo, le spectateur suit, souvent de dos, le héros en temps réel. L’ironie du sort, troublante, veut qu’Elephant soit une tentative d’explication à la fusillade de Columbine survenue en 1999. Regardez ainsi le plan-séquence du film extrait ci-dessous : ↓
Si le jeu vidéo s’invite de plus en plus dans certaines disciplines artistiques, il est aussi drôle de constater à quel point il développe, comme pour l’art, l’obsession de ses créateurs pour la représentation. Dans le langage des jeux, on utilise souvent le terme de réalisme. Ainsi, dans certains jeux, le décor de l’action peut-être une ville existante dans laquelle l’avatar du joueur se déplace ; au plaisir de l’interactivité du jeu se double celui d’une visite touristique d’époque ! C’est le cas par exemple dans Assassin’s Creed 2. L’avatar du joueur s’offre des acrobaties sur les toits de Venise à l’époque de la Renaissance. ↓
Mais le jeu vidéo va encore plus loin en proposant au joueur de vivre une expérience au cœur d’une ambiance particulière. Les images de décor deviennent de plus en plus sophistiquées, le but du jeu n’étant plus seulement de passer des tableaux, résoudre des énigmes, mais de vivre une aventure dans un cadre à l’atmosphère particulière. Que dire ainsi de l’atmosphère glaçante du jeu Silent Hill : downpour. Le héros traverse une ville fantôme à l’esthétique narrative léchée. ↓
Cette mise en scène me rappelle furieusement les photographies fantastiques de l’artiste américain Gregory Crewdson, jugez plutôt : ↓
D’autres comparaisons peuvent être établies entre le décor du jeu vidéo et l’histoire de l’art. Beaucoup de jeux vidéos en 3D cadrent une vision extérieure dans laquelle l’avatar du héros avance dans des étendues grandioses : ↓
Et ces étendues ne sont pas sans rappeler les peintures romantiques de Caspar David Friedrich, notamment les Ruckenfiguren. Dans ces tableaux où s’exalte la nature, l’homme se noie dans le paysage. ↓
Plus proche de nous, la peinture surréaliste de Salvador Dalí s’exprime à travers l’univers fantasmatique de certains jeux, ainsi : ↓
J’avoue avoir été assez bluffé par la qualité technique des jeux-vidéos dont je vous ai parlé ci-dessus. On peut à proprement dit parler de design du jeu vidéo. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si aujourd’hui les Ecoles d’Art proposent des spécialisations en « Game Design ». Ce développement des technologies numériques dope la créativité des artistes contemporains. Ces derniers n’hésitent plus à s’approprier l’univers des jeux et autres mangas. J’en veux pour preuve le projet No ghost just a shell des artistes français Philippe Parreno et Pierre Huyghe. Ils ont racheté les droits d’exploitation d’un personnage de 3ème zone de manga : Ann Lee, à l’agence Kworks, spécialisée dans la création de personnages. Cette agence créé et vend à l’industrie du manga et des jeux vidéo des personnages – dessin et histoire personnelle. Pour 46 000 yens, ils deviennent propriétaires d’une héroïne bas de gamme, condamnée à apparaître brièvement dans quelques histoires puis à disparaître car vierge d’histoire personnelle, et donc inexistante au récit. Ironiquement, le titre de l’œuvre provient du célèbre manga Ghost in The Shell ! – adapté en jeu par Sony et sorti en France en 1998 -. Parreno et Huyghe vont donc donner un corps et une forme minimum à la fragile coquille qu’est Anne-Lee. Ils dénoncent ainsi au passage la marchandisation du personnage, comme tant d’autres achetés sur catalogue pour satisfaire l’industrie de l’entertainment ↓
D’autres artistes cassent les codes du jeu vidéo classique et le redéfinissent. Bill Viola, par exemple, dans son projet The Night Journey, détourne la technologie du jeu vidéo pour créer un monde virtuel. Ce projet a été présenté en 2010 au Museum of The Moving Image à New York. Le jeu de Bill Viola développé avec la Game Innovation Lab de l’Université de Californie du Sud est un voyage visionnaire inspiré par des écrits de poètes et philosophes. Ce qui est intéressant dans cette démarche, c’est que l’artiste détourne les codes habituels du jeu vidéo basés sur la vitesse, le franchissement de niveaux supérieurs, pour au contraire pousser le joueur à l’introspection. Bill Viola dans Artnews explique ainsi que : «Vous êtes seul et on ne vous dit même pas pourquoi vous êtes là. Vous êtes juste là sous un ciel d’automne au milieu de ce paysage étonnant de forêt, ou de désert, de montagne ou de mer et là vous allez où vous voulez. Plus vous agissez collectivement, plus les choses se révèlent à vous »↓
L’expérience tentée dans No ghost just a shell détourne l’existence d’une héroïne programmée pour l’industrie du divertissement au profit d’un projet artistique. Alors que The Night Journey est un jeu vidéo qui revendique des qualités esthétiques et plastiques. Deux fortes tendances s’opposent ainsi : Le Game Art, soit l’art fabriqué à partir de matériaux de jeux vidéo et l’Art Game, soit des jeux vidéo où les règles, mécanismes de jeu, buts, sont conçus selon un parti pris esthétique clairement mis en avant. Pour un béotien comme moi de l’univers des jeux vidéo, c’est dans la démarche de l’Art Game que j’ai fait le plus de découvertes.
╠ Découvrez l’univers déjanté et grinçant des jeux Samorost et Machinarium ↓
╠ Découvrez la démarche artistique de Nathalie Bookchin, qui dans The Intruder, reprend les grandes lignes de la nouvelle de l’écrivain Jorge Luis Borges La Intrusa. Au sujet de l’œuvre, le site Internet des Nouvelles Technologies Nouvelles Tendances : « The Intruder est une œuvre hypermédiatique présentée sous la forme d’un jeu vidéo qui met en scène la courte nouvelle «L’intruse» de Jorge Luis Borges. L’internaute doit traverser dix tableaux pour que la narration soit complète. Il manipule des avatars (hommes ou femmes) et doit tantôt perdre ou gagner pour faire progresser le récit. L’ordre chronologique des tableaux permet d’entendre la nouvelle au complet, dans la bonne séquence. Au fil des tableaux, le joueur passe par toute la gamme des jeux vidéo, du jeu d’arcade vintage le plus simpliste au jeu de guerre complexe plus récent ». Ca devrait vous rappeler des choses ! ↓
D’ici au prochain billet, noyez-vous dans l’univers impitoyable, froid, fantasmagorique mais aussi drôle, enchanteur, grandiose des jeux vidéo. La palette est large et riche d’émotions.
F.B.
Si je puis me permettre…
Le lien entres les différents arts et le jeu vidéo est plus ancien (disons bien antérieur aux années 90) et complexe qu’il n’y paraît. Ce qui semble être le problème de départ est (était) la puissance de calcul des microprocesseurs, obligeant les équipes de développement graphique et sonore à « jouer » d’astuces afin de donner une véritable cohésion, et une fluidité acceptable pour le joueur.
Depuis la fin des années 90, les consoles dites « next gen » et les couples CPU-GPU des ordinateurs sont devenus suffisamment puissants pour que ce qui relevait des limitations techniques soit (presque) aboli. Ainsi on voit des rééditions d’anciens jeux en version « remasterisée » (« Tomb Raider » ou « Myst », par exemple, puisqu’ils sont évoqués) afin d’octroyer au joueur un rendu plus réaliste des décors et de la bande sonore.
Cependant, les jeux antérieurs aux courants « Next Gen » et « HD » perdurent au travers des mini-consoles (type Nintendo DS) ou des téléphones mobiles — encore que là aussi, la puissance intrinsèque des machines ne cesse d’évoluer vers le haut. C’est ce qu’on appelle la « Basse Def ». Cette « Basse Def » pour les jeux est elle-même un type très particulier que l’on nommera plus tard le « Pixel Art » (ici aussi, il faudrait nuancer).
Ce fameux « Pixel Art », les créateurs s’y sont intéressés depuis l’origine du jeu vidéo, et le genre a véritablement explosé dans les années 90, moment où les machines commencent à avoir la puissance nécessaire pour pouvoir gérer le graphisme, mais pas encore suffisante pour l’hyperréalisme. Ainsi des créateurs participent directement à la conception graphique des jeux vidéos, tels que H. R. Giger pour la série « Darseed ».
Voir également le forum-concours Imagina depuis 1981 (et qui s’appelait au départ le Forum International des Nouvelles images) pour l’évolution des images de synthèse.