Comme promis, voici la suite de la rocambolesque aventure artistique de Richard Prince, appropriationniste professionnel. Son travail donne naissance à des polémiques difficiles à résoudre : droit d’auteur et respect de l’œuvre originale versus liberté créatrice. Aujourd’hui, je vous propose d’aborder ces questions en s’appuyant sur un nouveau scandale qui secoua la toile.

Richard Prince et Instagram

En 2014, Prince propose une nouvelle démarche artistique : le repérage de portraits sur Instagram, réseau social basé sur la publication d’images. La première étape de son travail d’artiste repose sur un commentaire « posté » sous la photo simulant un lien de proximité avec l’auteur de la photo, en utilisant par exemple des émoticônes. Ensuite, il fait une capture d’écran de  l’image, incluant son commentaire. Il fait reproduire cette capture d’écran en de grandes dimensions. Cette démarche est effectuée sans l’autorisation des auteurs des photos. Les propriétaires de ces « posts » sont de parfaits inconnus, mais aussi des célébrités ou amis de Prince (comme Pamela Anderson).

« Ses » « œuvres » sont présentées lors de l’exposition New Portraits à la Galerie Gagosian entre septembre et octobre 2014. Elles sont vendues pour une valeur moyenne de 100.000 dollars chacune. Aucun des auteurs originaux n’a bénéficié de cette vente. Ceux-ci questionnent alors la démarche de Prince : Prince est-il un simple voleur d’images, quelqu’un qui pratique sciemment le plagiat, ou sa démarche est-elle réellement celle d’un artiste créateur ? Ces questions concernaient déjà le scandale de Canal Zone (cf. billet précédent). ↓

Richard Prince, New Portraits

Vue de l’exposition New Portraits à la Galerie Gagosian, NYC, 19 Septembre au 24 Octobre 2014. Artiste : Richard Prince. Courtesy Gagosian Gallery. Photographs by Robert McKeever.

Vue de l'exposition New Portraits chez Larry Gagosian.

Vue de l’exposition New Portraits chez Larry Gagosian. Quand les photographies de Richard Prince inspirent le spectateur… 

En guise de réponse, certains propriétaires réagissent et décident de vendre à leur tour leurs photographies à prix cassé. Un pied de nez à la démarche de Richard Prince ! Ainsi, @SuicideGirls (compte Instagram regroupant des  photographies de femmes tatouées et percées, souvent nues) répond à Prince en proposant à son tour des reproductions à 90 dollars (au lieu de 90.000 !) où un commentaire est ajouté : l’auteur de l’œuvre originale a alors le dernier mot. Suicidegirls  utilise la même démarche que Prince et se réapproprie par ce biais ses images. ↓

La réponse de la bergère au berger...

La réponse de la bergère au berger…

D’autres, au contraire, comme @doederrere se moque bien de l’utilisation que peut faire Richard Prince de leur compte Instagram et de sa valeur mercantile. ↓

Compte Instagram de @doedeere

Compte Instagram de @doedeere – Commentaire de l’exposition de l’intéressée sur le travail de Richard Prince qui utilise son compte : « Je crois que je me dois de poster ceci, puisque tout le monde m’en parle. Oui, mon portrait est actuellement exposé à la galerie Frieze de NYC. Oui, c’est juste une capture d’écran (et pas une peinture). Non, je n’ai pas donné mon autorisation et oui, l’artiste controversé Richard Prince l’a exposé de toute façon. Il a déjà été vendu (90.000 dollars d’après ce qu’on m’a dit) pendant la vente privée. Non, je ne vais pas le poursuivre. Et non, je n’ai aucune idée de qui l’a acheté ! »

Les images, les réseaux sociaux et la loi

La pratique artistique de Prince n’est pas sans rappeler celle de Marcel Duchamp et du célèbre « ready-made ». De la même manière que l’auteur de la Fontaine, Prince expose des œuvres telles quelles, sans y apporter de modification majeure. En effet, le commentaire posté sous l’image, qui est une sorte de signature de l’artiste, est la seule participation de Prince à l’œuvre. Ce commentaire protège son travail car c’est celui-ci qui fait de l’œuvre une œuvre originale et empreinte de la personnalité de l’auteur. Le travail de Prince est donc exclu du plagiat selon la loi.

La clause la plus fréquente sur les réseaux sociaux stipule que l’utilisateur du service accorde une licence mondiale, non exclusive, qui donne au réseau social un droit d’usage des contenus qu’il héberge. Cette clause est en fait le principe même du réseau social : partage et échange de contenus au sein du réseau, voire avec d’autres réseaux sociaux. Certaines clauses protègent le contenu original partagé par d’autres utilisateurs pour éviter ce qu’on peut qualifier d’appropriation « sauvage » ou de parasitisme. Ces deux notions expriment le fait de bénéficier d’un travail original et de sa valeur sans y participer. Ces pratiques sont qualifiées de vol par certains journaux, comme L’Express dans un article paru le 22 mai 2015. Cependant, un artiste peut revendiquer son « originalité » et, aux Etats-Unis, il existe le principe du « fair use ». Ce principe considère qu’il n’y a pas atteinte au droit d’auteur si la reproduction propose une finalité critique, de commentaire ou de reportage. Contourner les clauses des réseaux sociaux est donc possible car celles-ci ne sont pas toujours adaptées dans le cas de l’appropriation.

Le Prince d’Instagram, réseau roi de l’image

Le blog Boum ! Bang ! emploie le terme de « pornographie du visage » à propos du travail de Prince (1). Cette expression reflète à quel point la démarche de Prince peut s’avérer violente. Cependant, en pratiquant l’exhibition à outrance, Prince va dans le sens des réseaux sociaux. En effet, Instagram est une plateforme incitant à dévoiler le privé : la passion de la toile pour les selfies prouve que  l’exhibition de soi et la vanité sont les moteurs de ce réseau social. Et si Prince s’immisce dans la vie d’individus (connus ou inconnus du grand public et/ou de lui-même) en commentant leur photo, en leur volant leur visage et en allant jusqu’à le vendre … n’est-ce pas ce que le réseau social pousse à faire ? N’est-ce pas ce que font chaque jour, consciemment ou non, des millions de personnes ? Finalement, l’artiste ne fait qu’appliquer et souligner les nouveaux codes de notre société de l’image où le  « regarder » et le « être vu » (la pulsion scopique en somme) nous dirigent et nous piègent (encore plus facilement et docilement avec des réseaux sociaux tels qu’Instagram). ↓

Richard Prince, vue de l'exposition New Portraits chez Larry Gagosian

Richard Prince, vue de l’exposition New Portraits chez Larry Gagosian. Crédit photo www.klassikmagazine.com 

Le site Artnet a publié un article intitulé (2) Richard Prince sucks (« Richard Prince craint »). L’artiste est  principalement accusé de trois choses : il gagne de l’argent à partir de photographies qui  ne sont pas de lui (1), en sachant que ces images sont d’ordre privée et appartiennent à  la communauté d’Instagram (2), et, enfin et surtout, ses commentaires et choix de portraits sont volontairement et violemment sexistes (3). En témoigne son commentaire « parasite »  sous un portrait de la chanteuse Sky Ferreira : “Enjoyed the ride today. Let’s do it again. Richard.” Par ses commentaires intrusifs, Prince cherche à réduire la distance qui sépare l’artiste de l’auteur de la photo et des autres utilisateurs du réseau social. Le Prince des réseaux sociaux construit alors une fiction (un mensonge), ou met simplement en évidence la fiction même de la mise en scène de soi et du monde sur laquelle est basé Instagram, réseau roi de l’image. À vous de vous forger votre propre opinion ! ↓

Sexiste et déplacé le travail de Richard Prince sur Instagram ?

Sexiste et déplacé le travail de Richard Prince sur Instagram ? © Rob McKeever / Richard Prince Untitled (portrait), 2014

→ (1) Lire l’article de Marion Zilio dans Boum! Bang !qui décrypte le sens du travail de Richard Prince à l’heure des réseaux sociaux. Vous vous ferez votre propre avis…

(2) Lire l’article Richard Prince Sucks, un autre avis à vous faire…

Marion Aigueparse