Last Updated on 1 mars 2023 by Chloé RIBOT
Depuis le 17 novembre, Cécile Borne présente son exposition « Tissus//mémoire, archéologie de l’abandon » à la Manufacture de Roubaix, dans le cadre de la programmation des « Voix du textile ». Cécile Borne fait partie du cercle étroit des artistes qui utilisent le tissu comme matière première de leurs œuvres. Son travail nous interroge sur le travail du textile, ce matériau singulier fait de texture et de texte, objet sensible et mémoriel. L’exposition se nourrit du lieu singulier qu’est la Manufacture, musée dédié à la mémoire et à la création textile qui mêle patrimoine et création, en faisant cohabiter métiers à tisser anciens et œuvres d’art textiles.
Cécile Borne se définit comme une naufrageuse, une glaneuse qui ramasse sur les plages bretonnes les tissus déposés là par la mer, couverts et découverts au gré des marées successives. C’est à partir de ces tissus rejetés qu’elle crée. Elle aime classer ces tissus, enrichir ses collections, composer avec celles-ci. Souvent, les tissus qu’elle ramasse sont d’anciens vêtements de travail : ici le bleu d’un ouvrier, là la combinaison d’un garagiste,… Ces vêtements, transformés en chiffons par les blanchisseries, ont connu une seconde vie à bord des navires, avant d’être jetés à la mer… ↓
Dans ces œuvres sans titre, le tissu nous raconte des histoires : celle de l’artiste (qui aimait tisser lorsqu’elle était enfant), celle du tissu et de ses usages, celle des corps qui l’ont porté. Le tissu par ses plis et ses trous nous parle de mouvement, de temps, d’usure.
Le Tissu, matière première singulière
L’artiste, sans cesse inspirée par la singularité de chaque tissu glané, ne cesse de réinventer son approche pour composer des œuvres avec ces fragments choisis et assemblés. Elle aime mettre en exergue les particularités des matières qu’elle glane, et plus encore l’impact du temps sur celles-ci, chaque tissu se désagrégeant de manière différente. Le ciré se craquelle, prend des tons brunâtres, la laine, elle, devient dentelle, grignotée par le sel. Certains tissus se prêtent au pliage, d’autres préfèrent être roulés.
L’artiste nous montre parfois l’envers, le revers du vêtement, rendant ainsi visible l’invisible. Parfois elle focalise notre regard sur le détail, la couture, la soudure, les trous rapiécés qui parlent d’outils et de mains différentes. Souvent Cécile Borne préfère la collection. Cécile Borne joue autant de l’unique que du sériel. ↓
Elle se plaît autant à séparer les parties d’un vêtement, à le découdre pour rendre lisible chaque entité, qu’à réunir ce qui a été dispersé par le temps pour reformer un tout, en rapiéçant entre eux ces morceaux de mémoire distendus. Pendant dix ans, elle a ainsi récolté les serviettes de table d’un même service, échouées sur la plage au compte goutte, avant d’exposer ensemble ces serviettes qui siégèrent un jour à la même table. Elle réunit de la même façon les deux pans d’une chemisette, glanés à 6 mois d’intervalle. L’un est maculé de peinture, l’autre blanc, traces d’une histoire différente.
Le tissu, une matière en mouvement
Chorégraphe et fondatrice de la compagnie Aziliz Dans, Cécile Borne nous parle de mouvement dans ses œuvres textiles. Pas question ici de geste créateur, pas de pinceau qui danse sur la toile, mais un premier geste, celui de la récolte des tissus, avant de se focaliser sur le mouvement imprimé dans le tissu lui-même. En creux, on peut lire l’absence du corps générateur de mouvement. ↓
Comment parler de mouvement sur une toile immobile, désertée par le corps ? Le tissu a perdu sa souplesse mais sa rigidité parle encore de gestes passés. L’artiste souligne les traces laissées par le mouvement : traces de transpiration, coudes et genoux élimés, traces des mains que l’on essuie, … Traces du corps, traces de vie. La mer, elle aussi, a laissé ses traces et l’on devine dans les ondulations colorées des tissus le roulis des vagues alors même que le tissu se fige. Le tissu comme aplat 2D continue à inviter au toucher, à la caresse. Le temps devient matière.
Le mouvement, c’est aussi le geste répété. Un vêtement exposé porte la marque du fer à repasser. Sans doute a-t-il servi de pattemouille. Le tissu parle ici d’usage et de travail. ↓
Ce bout de tissu n’est pas sans rappeler le travail de Benjamin Shine, artiste britannique qui dessine sur une toile de tulle à l’aide d’un fer à repasser. Sous la chaleur du fer, le tulle se plie, change et dessine visages et objets figuratifs. Outil et matière sont détournés et utilisés pour leurs singulières propriétés. Le geste répété devient chez Cécile Borne mémoire.↓
Le tissu, support de mémoire(s)
Certains artistes créent de toute pièce des œuvres textiles, Cécile Borne, elle, préfère la récupération : sa matière première n’est pas tant le textile que la mémoire qu’il véhicule et qui prend ici une texture particulière : celle du tissu élimé. Ses œuvres ne détournent pas le sens du tissu mais révèlent plutôt ses usages successifs, du bleu au chiffon, comme autant de fragments de vie différents. Elle n’a pas pour volonté de faire dire au tissu autre chose que ce qu’il porte déjà en lui. Ses œuvres sont de véritables palimpsestes. L’artiste se fait conteur, passeur de mémoire : mémoire de Jean-Luc, de Lateuss, que vous croiserez au détour de l’exposition, et de tant d’autres inconnus aussi… Cécile Borne « tente de reconstituer les bribes d’une histoire décousue » pour reprendre ses jolis mots. Ce travail mémoriel exige attention et recueillement pour récolter sur la plage les histoires de ces bouts de tissu.
Le travail mémoriel de Cécile Borne se fait en creux, silencieusement. Les œuvres de Kim Sooja – dont nous avions parlé sur le blog – jouent plutôt avec les symboles. Cette artiste coréenne met en scène le couvre-lit traditionnel, tissu chargé d’une grande valeur symbolique en Corée, au travers des motifs imprimés faisant référence aux événements importants de la vie du couple. L’artiste expose ces symboles de l’intime, les dévoile à même le sol ou les étend sur des cordes à linge, rendant visible une mémoire pleine de pudeur. ↓
Le tissu parle parfois d’une mémoire plus universelle à travers ses plis, comme en témoigne le travail de Simone Pheulpin. Cette sculptrice sur textile française, lauréate du Grand Prix de la Création de la ville de Paris en 2017, a reçu en mai dernier le Prix d’Honneur du Craft Prize de la Fondation Loewe. Sous ses doigts, la matière devient méconnaissable. Elle plie, enroule, serre, assemble et épingle de longues bandes de coton brut, faisant perdre à ce calicot non blanchi toute sa souplesse. Simone Pheulpin impose au tissu un mouvement qui le fige, là où Cécile Borne capture le mouvement qui a habité le tissu. Ces plis nous parlent du temps : celui qui laisse sur la peau des rides, celui qui s’accumule en strates géologiques… Ses œuvres ressemblent à des fossiles, sédiments d’une histoire lointaine. Les œuvres de Cécile Borne dialoguent également avec ce temps plus long de la géologie. La rouille sur le tissu parle du sol ferreux, mais aussi du temps qui oxyde. ↓
Dans ce lieu singulier qu’est la Manufacture, musée de la mémoire et de la création textile, les œuvres de Cécile Borne prennent une résonance toute particulière. Le titre de l’exposition prend tout son sens, puisqu’il est bien question de mémoire. Les machines à tisser et les œuvres de Cécile Borne évoquent toutes deux la mémoire ouvrière, celle des manufactures de tissu, ou celle des ouvriers qui ont porté ces bleus. Ici s’expose autant le commencement que la fin, autant la création que la ruine, le tissage et l’usure. Finalement, c’est à l’entre-deux que Cécile Borne semble s’intéresser : aux fragments de vie qui ont conduit le tissu jusqu’ici, au temps qui a laissé ses marques sur le vêtement. Au travail des machines à tisser et des artisans s’est peu à peu substitué celui du temps et de la mer, avant d’être remplacé à son tour par celui de l’artiste. Artisanat et art tissent ici des liens étroits, nous invitant à poser sur le tissu, passeur de mémoire, un regard sensible. ↓
Le blog tient à remercier chaleureusement Jigsaw ainsi que La Manufacture de Roubaix pour son accueil.
Écrit par Coline Jacquet.