Last Updated on 18 avril 2021 by François BOUTARD
Béatrice Josse, Directrice du FRAC LORRAINE depuis 20 ans, s’est gracieusement prêtée au jeu des questions-réponses sur la collection du FRAC qu’elle pilote avec dextérité. En avant-première pour les lecteurs d’Art Design Tendance, les premières réponses à mes questions.
Art Design Tendance : Quelle est la spécificité de la collection du Frac Lorraine ? Béatrice Josse : Collectionner l’éphémère ! Inventer des points de vue inversés, célébrer l’invisibilité, la sensorialité, revendiquer la disparition, tels sont les préceptes qui animent la collection du Frac Lorraine, que je dirige depuis une vingtaine d’années. En proposant l’acquisition d’œuvres protocolaires et performatives j’ai tenté à partir du milieu des années 90 de revendiquer le peu de place laissée aux pratiques éphémères qui ont pourtant une longue histoire derrière elles. C’est à partir de 2004, que j’ai donné un coup d’accélération à cette politique d’acquisition d’œuvres, protocolaires et performatives. En proposant de passer commande à des artistes pour des interventions « permanentes invisibles» destinées aux augustes locaux dans lequel nous nous sommes installées ( bâtiment du 12 ème siècle dans le centre historique de Metz), j’ai parachevé de jouer avec l’idée de collection comme vanité. A l’échelle de la construction que nous investissions, notre présence serait nécessairement courte et en tout état de cause vouée à être remise en question.
A.D.T : Quels exemples pouvez-vous nous donner ? B.J. : Dans cette idée de remise en question du rôle pérenne de l’institution, une webcam mis en place par Dora Garcia surveille une salle d’exposition du Frac, 24h sur 24 et sept jours sur sept. Les images sont diffusées en direct sur un site internet. Cette pièce, conçue pour fonctionner « pour toujours », pose les questions suivantes : que signifie « pour toujours » à l’échelle de vie et d’envie d’une artiste, d’une institution et d’une œuvre d’art ? Et d’ailleurs : qu’est-ce que le temps ? La grande question de Ian Wilson (pièce orale de 1982).
Décosterd et Rahm, architectes de l’immanence, ont ajouté à la peinture qui recouvre les murs des salles d’exposition quelques gouttes de gingembre, connu pour ses vertus érotiques, afin d’éveiller les sens du visiteur. Cette peinture inodore agit comme un placebo, c’est ici la croyance et la disposition d’esprit du visiteur qui feront toute la différence. Guère plus visible, la peinture murale monumentale de Tania Mouraud, ne peut se voir que du sommet de la tour du Frac. Elle s’insère dans le panorama urbain et souligne la volonté du Frac de ne pas cantonner l’art à l’intérieur de ses murs mais de le penser comme une force éclatée, vouée à se disséminer dans l’espace public.
L’ensemble de ces pièces participe de notre collection permanente invisible. Elles sont achetées sous forme de contrat passé avec les artistes qui déterminent leur durée, leurs conditions de réactivation ou d’interprétation par autrui..
A.D.T. : Alors que signifie collectionner ces œuvres éphémères, invisibles, protocolaires au Frac Lorraine ? B.J. : En proposant des œuvres protocolaires et performatives souvent conjuguées au féminin, je tente de déjouer les stéréotypes du masculin, phallique et démonstratif qu’on associe avec la « nécessaire » visibilité d’une collection. Je tente de déjouer le primat de l’objet comme fétiche et valeur d’échange. Et ceci d’autant plus qu’à l’heure où le concept de dématérialisation sonne le glas des emplois en Europe, le marché de l’art lui, semble survivre avec des pratiques ancestrales liées au fétichisme. Par ailleurs, la mise en fiction, la mise en récit participe grandement à la constitution de cette collection. J’aime l’idée de la collection comme vanité qui définit les trois axes d’entrée dans la collection : une vaine tentative de circonscrire le temps, l’espace et l’histoire.
La mise en doute et le questionnement sur l’idéologie qui prédispose à la constitution de collection sont nos maîtres mots. Il suffit par exemple de compter le nombre d’artistes femmes pour ce rendre compte qu’il y a un problème. Comment des collections de la fin du 20ème siècle peuvent-elles avoir 90% d’artistes masculins ? De la même façon l’ignorance des artistes issus du continent africain ou de sa diaspora est assez manifeste en France? L’outillage qui nous sert à penser l’art est obsolète, il nous faut penser autrement les critères.
A.D.T. : Comment conserve-t-on une telle collection ? B.J. : L’archivage des protocoles et des performances sont bien entendu au cœur de nos préoccupations quotidiennes car il nous appartient de constituer au même moment où les œuvres se créent leur propre archive, car c’est ce qui restera (peut-être) de ces pièces. Ce qui m’intéresse le plus, c’est le « ici et maintenant », le partage avec le public d’aujourd’hui. Je crois que notre vocation avec les artistes et les auteurs est de mettre en œuvre des outils critiques à la compréhension ou plutôt l’incompréhension de notre présent. Nous avons acheté dernièrement une performance d’un artiste palestinien vivant à Paris, Taysir Batniji, qui propose d’écrire les 109 façons le mot « eau » en arabe et ceci avec de l’eau (sans laisser de traces pérennes). Cette œuvre est en résonnance avec la situation actuelle à Gaza mais plus largement avec la problématique de la diminution des réserves d’eau.
A suivre…
F.B.