Last Updated on 26 février 2023 by François BOUTARD
Joan Mitchell
Répartie au sein de 10 espaces de la Fondation Louis Vuitton à Paris, l’exposition Monet – Mitchell est une exposition majeure mettant en scène l’œuvre de Joan Mitchell, en dialogue avec les peintures de Claude Monet.
L’exposition est divisée en 2 parties : Monet – Mitchell présente la réponse de chaque artiste à leur paysage commun, et Joan Mitchell Retrospective présente des œuvres monumentales couvrant la carrière de Mitchell, dont une douzaine se trouvent dans la collection de la Fondation Louis Vuitton.
Mitchell et Monet ont vécu le long des rives de la Seine – à Vétheuil (dans le Parc national du Vexin) et à proximité de Giverny, respectivement – pendant des périodes cruciales de leur vie, et tous 2 ont créé des œuvres en réponse à cet environnement. Pour Monet, cela a abouti à ses peintures Les Nymphéas, tandis que Mitchell a produit ses compositions abstraites emblématiques, évoquant des souvenirs et des émotions associés à ses paysages adorés. Composé de 36 œuvres de Monet et de 24 de Mitchell, l’exposition Monet – Mitchell a été organisée en collaboration avec le musée Marmottan Monet, qui a prêté 25 tableaux de Monet pour cette présentation. ↓
L’exposition réunit également 2 corpus d’œuvres exceptionnels : 10 peintures de la série La Grande Vallée (1983-84) de Joan Mitchell, réunies près de 4 décennies après son exposition fragmentaire à la Galerie Jean Fournier en 1984, et le Triptyque Agapanthe de Monet (vers 1915-1926), qui sera exposé dans son intégralité pour la 1ère fois à Paris.
Une nouvelle version de la rétrospective Joan Mitchell, précédemment présentée au San Francisco Museum of Modern Art (SFMOMA) et actuellement visible au Baltimore Museum of Art (BAM) jusqu’au 14 août 2022, sera présentée à la Fondation Louis Vuitton. L’exposition comprendra une cinquantaine d’œuvres de l’œuvre de Mitchell, dont ses polyptyques des années 1970, son hommage à Vincent Van Gogh, No Birds (1987-1988) et sa version de Sainte-Victoire, Sud de Cézanne (1989), entre autres.
→ Traduction de l’introduction à l’exposition Monet-Mitchell sur le site de la Galerie David Zwirner
La beauté sauvage d’une peinture « Grand Format »
J’ai choisi de vous parler de l’artiste américaine Joan Mitchell pour plusieurs raisons. La 1ère par curiosité. J’ai en effet découvert ses grands tableaux aux couleurs expressives il y a quelques années, à l’occasion d’une visite des collections modernes du Centre Pompidou. Un peu stupéfait par la vivacité des traits et la beauté des couleurs, j’apprenais que l’artiste avait vécu près d’un quart de siècle en France vers la fin de sa vie … J’avais donc envie d’enquêter …
La seconde parce que l’exposition Monet/Mitchell et la rétrospective que lui consacre la Fondation Louis Vuitton sont remarquables, puisqu’on peut y voir des tableaux jamais montrés jusqu’ici, dont le fameux triptyque de Claude Monet « L’agapanthe ». Je suis persuadé que l’exposition, qui consacre également une rétrospective de l’artiste, permettra de faire découvrir cette artiste au style unique. Et c’est donc bien le moment de vous en parler ! Pour quiconque ne connaît pas cette artiste américaine, les dimensions de ses tableaux peuvent surprendre. L’artiste peint sur des grands formats, souvent il s’agit de diptyque, de triptyque et même de quadriptyque. Pour moi, c’est une peinture des grands espaces, du grand air, qui s’envole pour s’échapper de la toile. Évidemment, le regard se plaît à contempler des couleurs fortes dont on se dit déjà qu’elles dépassent la représentation d’un sujet pour fixer une émotion…
Joan Mitchell et Claude Monet
La confrontation nourrie des tableaux de Claude Monet réalisés vers la fin de sa vie et ceux de Joan Mitchell a quelque chose de troublant. On y retrouve – pour certaines œuvres – des couleurs similaires : une palette de bleus, jaunes, verts, mélangés à des mauves et roses. On apprend que la grande figure de l’impressionnisme français a fait évoluer sa peinture, de l’impressionnisme vers la quête de « sensations », alors que l’artiste américaine évoque ses « feelings »… Dans les 2 cas, les artistes peignent la nature, l’un celle de son jardin chéri à Giverny, l’autre les paysages du Vexin marqués par les boucles de la Seine. On perçoit une évolution dans la peinture de Claude Monet qui évolue vers l’abstraction, la représentation du réel s’efface au profit des reflets des nymphéas dans l’eau. ↓
Joan Mitchell, figure de l’expressionnisme abstrait américain
Née en 1925 à Chicago, Joan Mitchell se tourne rapidement vers une carrière artistique. Elle sort diplômée de l’Art Institute of Chicago où elle valide 2 diplômes : un Bachelor of Arts degree en 1947, puis en 1950 un Master of Fine Arts. À partir de 1950, elle part vivre à New York où elle devient une figure de la vie artistique locale aux côtés d’artistes reconnus comme Jackson Pollock, Willem de Kooning, Barnett Newman ou Mark Rotkho. Fait remarquable à l’époque pour une jeune femme, Joan Mitchell, bien que très jeune, est considérée par ses pairs comme une artiste à part entière, dans un milieu pourtant très machiste. Elle fréquente ses amis dans le Greenwich Village, à la Cedar Tavern et à l’Eight Street Club. Très proche de Willem de Kooning, ce dernier avait pour habitude de venir chez la jeune femme manger une glace tout en écoutant le Requiem de Mozart. Ce qui faisait dire à Mitchell qu’en dégustant une glace, au moins l’artiste d’origine hollandaise évitait de boire…
Joan Mitchell et l’avant-garde artistique américaine
Vous aurez remarqué que Mitchell a la chance de fréquenter l’avant-garde artistique américaine de l’époque qui va contribuer au développement de l’expressionnisme abstrait. Jackson Pollock est la figure de proue de ce mouvement qu’il inaugure dans la seconde moitié des années 40 avec la technique du « dripping ». Joan Mitchell se fait remarquer par la critique en 1951, alors qu’elle participe au Ninth Street Show, exposition organisée par le galeriste Léo Castelli qui révèle au grand public le renouveau artistique américain d’après-guerre, marqué par les artistes de l’expressionnisme abstrait, courant auquel elle est rattachée. Joan Mitchell expose ainsi aux côtés d’Helen Frankenthaler, Robert de Niro Sr., Elaine de Kooning, Philip Guston, Lee Krasner, Franz Kline, Barnett Newman, Robert Motherwell, etc. ↓
Une peinture en mouvement
En 1952, Joan Mitchell change sa façon de peindre. Elle passe de la forme peinte au geste autonome du pinceau. La couleur et la composition de ses tableaux deviennent le véritable but de sa peinture. Ils ne lui servent plus à créer l’illusion d’une forme abstraite, c’est le geste avant tout qui compte. En ce sens, elle embrasse la philosophie de l’expressionnisme abstrait qui, selon le dictionnaire encyclopédique Kunst und Kunstler, se caractérise de la façon suivante : « L’expressionnisme abstrait est défini comme 1 courant artistique inauguré dans la seconde moitié des années quarante par Jackson Pollock à New York, dans lequel l’acte de peindre devient la raison et but de la peinture, expression directe d’un sentiment spontané et d’une énergie physique et mentale. » Pour Harold Rosenberg, critique d’art important de l’époque parle assez justement « d’Action Painting », quand l’art de peindre et le mouvement qu’il comporte deviennent eux-mêmes le sujet de l’image. Ainsi, la toile n’est plus un support de reproduction d’un sujet, elle devient une sorte d’arène où l’artiste agit : elle n’est plus un tableau, mais devient un événement. À travers ces différentes définitions, on comprend instinctivement le déplacement à l’œuvre dans une nouvelle peinture : le geste et l’expression directe d’une émotion et d’un état d’esprit qui créent l’événement du tableau. En 1958, Joan Mitchell déclare ainsi : « Je peins à partir des paysages de la mémoire que je porte en moi et à partir des sentiments qu’ils ont suscités en moi. »
Joan Mitchell : feelings
De 1955 à 1959, Joan Mitchell vit entre New York et Paris avant de se fixer à Paris, rue de Frémicourt. C’est en 1968 qu’elle quitte la capitale pour s’installer jusqu’à la fin de sa vie à Vétheuil, un village du bord de la Seine, près de Mantes-la-Jolie, dans une maison proche de celle de Claude Monet à Giverny. L’artiste trouve à Vétheuil un cadre idéal pour fixer sur la toile les émotions que lui procurent les paysages et la nature du Vexin. ↓
À mesure que l’artiste perfectionne sa peinture, Joan Mitchell ne peint plus les sujets, mais les sentiments qu’elle a des choses, ce qu’elle appelle des feelings. Ses peintures représentent des émotions ou des sentiments que produisent les choses, êtres et lieux de son environnement. C’est ainsi que les paysages sont liés à des couleurs et à des sentiments. Elle déclare ainsi : « Je veux peindre le sentiment d’un tournesol qui meurt« . Les « feelings » ne sont pas des sensations avec un contenu identifiable, non plus des idées, mais l’impression que font les choses, les sensations et idées qu’elles impriment et la manière dont elles retentissent dans la peinture. C’est ce procédé qui m’intéresse et me fascine dans la peinture de Joan Mitchell. Nous pouvons tous essayer de nous l’approprier, dans l’écriture par exemple … Nous avons tous dans notre mémoire intime des lieux auxquels nous sommes attachés et qui génèrent des émotions, transportent des sensations …
Les titres des peintures de Joan Mitchell tentent de capturer ses émotions. En cela, ils ne parlent pas d’un endroit ou d’un événement en particulier, mais d’une émotion complexe, d’une expérience mêlant sensation, affect et souvenir pour composer un paysage existentiel. Dans les dernières années de sa vie, Joan Mitchell réalise une série de peinture intitulée « La Grande Vallée ». Il s’agit d’un lieu d’enfance attaché à une amie proche de l’artiste, Gisèle Barreau, un endroit où cette dernière se rendait avec un cousin qui, peu avant de décéder, lui avait exprimé son désir d’y retourner. À la même époque, Joan Mitchell perd sa sœur. La Grande Vallée est l’expression d’un deuil en même temps qu’une vision rêvée de cet endroit…
F.B.