J’habite une ville qui a subi, depuis une dizaine d’années, d’intenses transformations urbaines. Des quartiers entiers ont été repensés, dans une optique de vie citoyenne conviviale. Dans le même temps, les souvenirs d’un passé industriel glorieux disparaissaient progressivement. Les friches industrielles s’effacent au profit de « ruches » entrepreneuriales qui concentrent la matière grise humaine. La ville étend implacablement ses tentacules et repousse ses habitants à sa périphérie, dans des zones dites « péri-urbaines ». Les hommes sont obligés de cohabiter avec l’activité industrielle, qui n’est plus en odeur de sainteté en milieu urbain, ou avec des friches laissées à l’abandon, dans l’attente pénible de connaître leur sort. Des zones commerciales périphériques se développent. On emploie d’ailleurs de plus en plus le terme de complexe comme lieu de consommation. Soyez attentif. Comme moi, vous avez dû remarquer le développement de ces zones hybrides…Comme l’explique l’ethnologue et anthropologue français Marc Augé, ces endroits dits « non-lieux » sont des espaces dans lesquels les hommes ne font que passer, en transit pour consommer. ↓

François Boutard, ISS Lyon, 2013

François Boutard, ISS Lyon, 2013

De nombreux artistes contemporains, en particulier les photographes, ont observé l’émergence de ces espaces en faisant de la ville un territoire d’expression qui sied à leur art. Ce sont ces lieux qu’ils ont interrogé et, mine de rien, en bons observateurs de leur environnement, leurs travaux en disent beaucoup sur l’évolution de l’emprunte humaine dans ces zones péri-urbaines.

De l’idée romantique de la ville au renversement moderne

 La ville est rentrée dans une nouvelle ère. Fini le Paris romantique de Doisneau ou Willy Ronis.↓

Willy Ronis, Les amoureux de la Bastille, 1957

Willy Ronis, Les amoureux de la Bastille, 1957

Elle est désormais multiple. L’idée d’une ville au service des individus pour la prospérité s’est muée en renversement pervers : la modernité dorénavant enclave l’homme. Conséquence : l’homme se retrouve isolé dans la cité, seul et perdu dans la foule. Le photographe suisse contemporain Beat Streuli  a bien compris cette évolution et son travail s’évertue à fixer le flux des passants des grandes agglomérations ↓

Beat Streuli, 8th Avenue 35th Street NYC , 2002

Beat Streuli, 8th Avenue 35th Street NYC , 2002

Beat Streuli, Cape Town, 98_0225, 2009

Beat Streuli, Cape Town, 98_0225, 2009

Le photographe contemporain américain Philip-Lorca diCorcia dont je vous avais déjà parlé, restitue, avec son propre langage esthétique, cette errance humaine dans la jungle urbaine. En témoignent ses travaux des années 80 dans la ville de Los Angeles ↓

Philip-Lorca diCorcia, Los Angeles, 1993

Philip-Lorca diCorcia, Los Angeles, 1993

Mais comment en est-on arrivé là ? Comment avons-nous transformé un lieu, la ville, en une jungle moderne et étouffante, repoussant à sa périphérie ses habitants et des constructions commerciales standardisées ? Là encore, certains photographes ont très tôt compris l’intérêt de la photographie urbaine pour témoigner de cette évolution. L’acte photographique devient un enregistrement de l’époque…

Des photos témoins de l’évolution urbaine, constat et inventaire

Je vous propose de démarrer avec le précurseur, Eugène Atget, considéré comme le père de la photographie moderne. Atget, avec ses photos des rues de Paris, a constitué une base documentaire inestimable pour l’urbanisme parisien. C’est un des premiers à photographier des lieux, sans présence humaine, ce qui amène un nouveau regard sur l’évolution urbaine ↓

Eugène Atget, une vue du vieux Paris

Eugène Atget, une vue du vieux Paris

Puis, au fur et à mesure de l’évolution de la pratique photographique, des artistes du siècle précédent ont perfectionné l’idée de photographier, par séries thématiques, et sur un ton neutre, des lieux qui ne présentent pas d’intérêt particulier. Ces photos représentent un constat ou encore un inventaire de l’activité humaine. Ci-dessous une série de photographies réalisées par un des artistes majeurs de la photographie américaine du XXème siècle, Ed Rusha. Ce dernier a travaillé sur des séries de photographies thématiques, dont une dédiée aux stations services. Le travail de Rusha est intéressant, car en plus de se tenir à une ligne de conduite stricte – neutralité des images- c’est un des premiers photographes à insérer ses clichés dans un livre. ↓

Ed Rusha, Photo issue de la série Twenty Six Gasoline Stations, 1962

Ed Rusha, Photo issue de la série Twenty Six Gasoline Stations, 1962

EdRuscha, Série Twentysix Gasoline Stations

EdRuscha, Série Twentysix Gasoline Stations, 1962 (published in 1963)

Ed Rusha, Twentysix Gasoline Stations, Detail du livre, 1963

Ed Rusha, Twentysix Gasoline Stations, Detail du livre, 1963

Rusha affirme clairement dans un entretien avec John Coplans, à propos de la série Twentysix Gasoline Stations, que : « …vous n’apprendrez pas forcément des choses avec mes livres. Les images dans ce livre ne servent que de support au contenu textuel. C’est pour cela que j’ai éliminé tout ce qui est texte dans mes livres – je veux un matériau absolument neutre. Mes images ne sont pas si intéressantes que ça, pas plus que leur contenu. Elles représentent simplement une collection de “faits” – comme si mon livre donnait à voir une suite de readymade».                                                                          En Europe à la même époque, les travaux de Bernd et Hilla Becher feront date. Ce couple allemand s’oppose à la tentation de leurs compatriotes de se tourner vers le futur, tournant ainsi le dos à un passé et présent douloureux. Ils rejettent cette fuite en avant et vont développer un art de la photographie assez singulier. Leur démarche consiste à photographier des sites industriels oubliés ou à l’abandon : châteaux d’eau, hauts fourneaux, fours à chaux, silos à céréales. Tous leurs clichés sont noirs et blancs, de format 30 x 40 cm ou 50 x60 cm. Les objets photographiés sont montrés avec une grande précision. En général, les photos sont regroupées par groupes ou « typologies », constituant au final un tableau.↓

Bernd and Hilla Becher, Gazomètre, Londres Finchlay, 1966

Bernd and Hilla Becher, Gazomètre, Londres Finchlay, 1966

Bernd et Hilla Becher, Châteaux d'eau, D 1965-1982

Bernd et Hilla Becher, Châteaux d’eau, D 1965-1982

Les Becher ont réalisé un formidable inventaire du patrimoine industriel européen et des Etats-Unis avant que l’on s’aperçoive de la qualité esthétique de leurs photos, notamment des paysages industriels.↓

Bernd and Hilla Becher, Paysage industriel, Knutange, Lorraine, 1966

Bernd and Hilla Becher, Paysage industriel, Knutange, Lorraine, 1966

Mais plus qu’une œuvre, ils ont enseigné à partir de 1976 leur savoir-faire à l’Académie des Beaux- Arts de Düsseldorf

La photographie urbaine comme révélateur des valeurs et structures des sociétés

Les successeurs des Becher, formés par eux-mêmes, se nomment Candida Höfer, Axel Hütte, Thomas Struth, Thomas Ruff , Petra Wunderlich, Andreas Gursky. Certains ont continué de creuser le sillon du thème urbain, sans présence humaine. Leurs travaux sont des témoignages de l’évolution sociétale. Ainsi, quelqu’un comme Struth affirme que l’architecture urbaine reflète les valeurs et structures des sociétés. ↓

Thomas Struth, Düsselstrasse, Düsseldorf, 1979

Thomas Struth, Düsselstrasse, Düsseldorf, 1979

Axel Hütte, Trellic Tower, Londres, 1990

Axel Hütte, Trellic Tower, Londres, 1990

Petra Wunderlich, Cong. B'Nai Yaakov, N.Y.C., 1995

Petra Wunderlich, Cong. B’Nai Yaakov, N.Y.C., 1995

Plus critique se veut la photographie très clinique de l’artiste américain Lewis Baltz. L’air de ne pas y toucher, dans ses séries de clichés en noir et blanc -on lui a souvent reprocher de pratiquer une photographie « froide »- Baltz écorche le mythe de l’American Way Of Life et de la croissance de la Middle Class américaine au dépend de l’environnement. Dans la série The Tract Houses, l’artiste détaille la banalité monstrueuse de pavillons américains en construction, pas encore achevés mais déjà sales : ↓

Lewis Baltz, Tract House n°15, 1971

Lewis Baltz, Tract House n°15, 1971

Sa série intitulée Les Nouvelles Zones industrielles près d’Irvine explore l’installation de bâtiments industriels, fast foods, parkings et autres entrepôts venus créer ces zones péri-urbaines mortifères. L’efficacité des photos confère une nature inhumaine à ces non-lieux. ↓

Lewis Baltz, South Wall Semicoa 333 McCormick Costa Mesa, 1974

Lewis Baltz, South Wall Semicoa 333 McCormick Costa Mesa, 1974

Lewis Baltz, South Wall Unoccupied Industrial Structure 16812 Miliken Irvine, 1974

Lewis Baltz, South Wall Unoccupied Industrial Structure 16812 Miliken Irvine, 1974

En 1978, la série Park City témoigne une nouvelle fois de la construction d’une zone pavillonnaire plantée au milieu de nulle part. Sans aucun état d’âme, la photographie de Baltz apparaît subversive : que viennent faire ces constructions dans un environnement naturel hostile ? Faut-il que l’homme s’entête jusqu’au non-sens pour dicter à la nature ses ambitions ? ↓

Lewis Baltz, Park City 26 (Prospector Park, Subdivision Phase III, Lot 127), 1979

Lewis Baltz, Park City 26 (Prospector Park, Subdivision Phase III, Lot 127), 1979

Lewis Baltz, Park City 45 (Prospector Village, Lot 105, looking North),  1979

Lewis Baltz, Park City 45 (Prospector Village, Lot 105, looking North), 1979

Lewis Baltz, Park City 61 (Park Meadows, Subdivision 2, Lot 1), 1979

Lewis Baltz, Park City 61 (Park Meadows, Subdivision 2, Lot 1), 1979

L’artiste français Jean-Marc Bustamante est un autre scruteur des lieux périphériques, sans identité et interchangeables. Il témoigne, de façon beaucoup plus poétique que Baltz, d’une certaine dégradation de l’urbanité contemporaine. Découvrir Bustamante fut un choc personnel : c’est en regardant ses photos que j’ai commencé à prendre conscience de la puissance des lieux communs que nous arpentons quotidiennement. ↓

Jean-Marc Bustamante, Extrait de S.I.M. 6.97, 1997

Jean-Marc Bustamante, Extrait de S.I.M. 6.97, 1997

Jean-Marc Bustamante, S.I.M.4A.97, 1997

Jean-Marc Bustamante, S.I.M.4A.97, 1997

Jean-Marc Bustamante, T. 8. 79, 1979

Jean-Marc Bustamante, T. 8. 79, 1979

Pour terminer, je vous laisse poursuivre votre chemin, en espérant que cet intermède photographique vous ait inspiré.

Jean-Marc Bustamante, T. 8. 01, 2001

Jean-Marc Bustamante, T. 8. 01, 2001

 F.B.