Sophie Ristelhueber est une artiste contemporaine dont le travail me tient à cœur. Ses photographies me parlent et touchent des territoires intimes de ma conscience. Je suppose qu’il en est de même pour beaucoup de personnes qui aiment porter un regard sur l’indicible… Territoires est bien le mot qu’il faut employer avec cette artiste qui aime à promener son objectif aux quatre coins de la planète, avec une préférence marquée pour certaines zones de conflit du Proche et Moyen Orient. Vous avez peut-être entendu parler de Sophie Ristelhueber au travers, justement, de photos noir et blanc des décombres de la ville de Beyrouth, assiégée et bombardée au début des années 80. Travail de reporter : non. Ni correspondante de guerre d’ailleurs, simplement artiste témoin d’un paysage destructuré, en transition. ↓

Sophie Ristelhueber, Beyrouth, Photographies 3, 1984

Sophie Ristelhueber, Beyrouth, Photographies, 1984

 

Sophie Ristelhueber, Beyrouth, Photographies, 1984

Sophie Ristelhueber, Beyrouth, Photographies, 1984

Vous avez aussi peut-être été frappé par la violence « esthétique » de la série Every One, soit une série de 14 clichés en noir et blanc réalisés dans un hôpital parisien. Au côté des médecins qui recousent la chair humaine,  Ristelhueber opère avec son appareil et offre un témoignage chirurgical des stigmates laissés à fleur de peau. Les points de suture laissent ainsi deviner un paysage de la douleur dont La géographie serait le corps, encore une histoire de territoire et de frontières… ↓

Sophie Ristelhueber, Every One #14, 1994

Sophie Ristelhueber, Every One #14, 1994

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et puis vous avez été frappé par cette série de photographies réalisées en plein désert Koweitien : Fait. Six mois après la fin de la guerre du Golfe, l’artiste photographie des carcasses de véhicules de guerres à l’abandon, du matériel lourd laissé en plein cœur du désert. Ces images, fortes, ont la couleur du sable et révèle les cicatrices – une nouvelle fois – d’un passé encore récent. Sublimer la beauté d’un paysage en ruine, évoquer l’histoire des lieux, témoigner des preuves d’une activité humaine qui révèle l’ harmonie d’un paysage : Sophie Ristelhueber sait faire tout cela à la fois. ↓

Sophie Ristelhueber, Fait #46, 1992

Sophie Ristelhueber, Fait #46, 1992

Pour autant, à ces démonstrations spectaculaires, je choisis le territoire de l’intime. Déjà, le style photographique de Ristelhueber rappelle immanquablement celui de Jean-Marc Bustamante. Bustamante, rappelez-vous, je vous en avais parlé dans un billet consacré à la ville comme sujet de réflexion chez les artistes contemporains. Ristelhueber, comme Bustamante, interroge la frontière entre lieu d’occupation humaine et zone encore vierge de toute activité. Comme lui, elle est capable de nous émouvoir avec une simple photographie de route empierrée… ↓

Jean-Marc Bustamante, série S.I.M (Something is Missing), 1997

Jean-Marc Bustamante, série S.I.M (Something is Missing), 1997

Sophie Ristelhueber, La Liste, 2000

Sophie Ristelhueber, La Liste, 2000

 

Jean-Marc Bustamante, série  Tableaux #34, 1980

Jean-Marc Bustamante, série Tableaux #34, 1980

 

Sophie Ristelhueber, WB #35, 2005

Sophie Ristelhueber, WB #35, 2005

Sophie Ristelhueber creuse dans les détails du paysage, dans les « non-lieux ». Mais là où son art est, selon moi, le plus puissant, c’est lorsqu’elle invoque les souvenirs de son enfance. Ainsi, dans la série Vulaines réalisée en 1989, l’artiste réalise 7 diptyques, photographies couleur et noir et blanc. Le procédé est le même pour les 7 œuvres : à gauche une photo noir et blanc de famille et à droite un plan d’intérieur, en couleur, qui représente un lieu précis de la maison familiale située dans le village de Vulaines. Sophie Ristelhueber a volontairement réalisé les photographies couleur à hauteur de sol pour représenter la vision d’un enfant de 4-5 ans. ↓

Sophie Ristelhueber, Vulaines III, 1989 - Dyptique 162 x 68 cm et 162 x 200 cm

Sophie Ristelhueber, Vulaines III, 1989 – Dyptique 162 x 68 cm et 162 x 200 cm

 

Sophie Ristelhueber, Vulaines IV, 1989, Diptyque 203 x 77 cm et 203 x 163 cmes IV, 1989 finale

Sophie Ristelhueber, Vulaines IV, 1989 – Diptyque 203 x 77 cm et 203 x 163 cm

Ce travail est touchant, si jamais il vous arrive de revenir sur un lieu familier de votre petite enfance, alors vous remarquerez que des éléments de paysage, autrefois grands, apparaissent dorénavant comme ridiculement petits.
L’artiste convoque ses propres lieux de souvenirs et organise une géographie mélancolique. Ce travail sur la « présence absente » et les traces qui subsistent d’un passé révolu résonnent également dans la série de clichés intitulée Les Barricades Mystérieuses. Dans celle-ci, Sophie Ristelhueber photographie de nouveau des zones très familières de la maison d’enfance, mais l’attention apportée au détail accentue encore plus l’effet mélancolique – en tout cas me concernant – et me replonge dans mon enfance. Observez le couvre-lit, on pourrait deviner la trace d’un corps absent. Observez l’usure du parquet et des tomettes : détails de l’usure du temps qui passe et sans doute maintes fois mémorisés par l’artiste dans sa jeunesse. Dans un entretien avec l’historienne de l’art Catherine Grenier, Sophie Ristelhueber exprime son ressenti sur Les Barricades Mystérieuses : « Mais il y avait aussi tout le matériau de cette maison de famille : les vieux tissus, les vieux papiers peints. C’est complètement usé, mais usé par ce qu’on peut imaginer avoir été des vies heureuses. Il n’y a a priori rien de dramatique là-dedans. Le papier peint que j’ai photographié a été usé par des générations d’enfants, dont moi. Quand tu as un papier peint dans ta chambre d’enfant, tu suis les contours et tu te racontes des histoires : c’est une espèce de petit microcosme où s’inventent plein de choses. On me demande toujours pourquoi je suis obsédée par les traces. Je réponds : « dans le fond, je ne l’aurais peut-être pas été si je n’avais pas connu cette maison tellement usée par la vie. Je me suis beaucoup perdue dans les papiers peints, les dessus-de-lit à fleurs, toutes ces choses qu’on n’a plus du tout dans les appartements.» Est-ce que c’est là où j’ai commencé à me bâtir un univers, à sortir de l’échelle réelle ? C’est totalement de l’ordre de la supposition. »↓

Sophie Ristelhueber, Les Barricades mystérieuses, 1995

Sophie Ristelhueber, Les Barricades mystérieuses, 1995

Sophie Ristelhueber, Les Barricades mystérieuses, 1995

Sophie Ristelhueber, Les Barricades mystérieuses, 1995

 Javais déjà un peu évoqué le développement dans la photographie contemporaine d’un intérêt marqué pour des paysages en transition, notamment les zones périphériques des grandes agglomérations. La démarche de Sophie Ristelhueber m’intéresse car elle mène un travail sur la mémoire du territoire – avec son propre langage -. Néanmoins, elle s’inscrit dans la lignée de la photographie « topographique ». En 1975, à la la George Eastman House de Rochester, berceau de la firme Kodak, se tient l’exposition New Topographics, son sous-titre : Photographs of a man-altered landscape, (photos d’un paysage modifié par l’homme). Cette exposition marque le moment où la photographie « fine art »,  comme cela se dit à l’époque rejoint, voire intègre l’art contemporain. New Topographics présentait 168 images de 10 photographes : Robert Adams, Lewis Baltz, Bernd et Hilla Becher, Joe Deal, Frank Gohlke, Nicholas Nixon, John Schott , Stephen Shore  et Henry Wessel Jr. Excepté le couple Becher, tous les auteurs sont américains. Les photographies ont pour objet commun de présenter des vues de banlieues, de motels, d’entrepôts, de parkings ou d’usines. Les photos, à priori banales, adoptent un ton très neutre : aucun effet créatif, elles dépeignent des paysages mais des paysages “sans qualité”. Pour son trente-cinquième anniversaire, l’exposition a été reconstituée à la Georges Eastman House, Rochester. Ci-dessous, une présentation de l’exposition par sa commissaire : ↓

En 1984, la DATAR – Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale – choisit vingt-huit photographes pour réaliser une mission photographique dont l’objectif est de représenter le paysage français des années 1980. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve au casting deux des protagonistes de « New Topographics » – Frank Gohlke et Lewis Baltz -, ainsi que Sophie Ristelhueber : ↓

Sophie Ristelhueber, La Mission photographique de la Datar, 1984

Sophie Ristelhueber, La Mission photographique de la Datar, 1984

Ce travail, réalisé pour la DATAR est intéressant car il amène une autre réflexion sur les lieux géographiques photographiés par Sophie Ristelhueber. La mission pour la DATAR expose des paysages marqués par les conséquences de l’activité humaine. Ainsi, même avec une technique photographique très « neutre », le paysage, par un détail, raconte à lui seul une histoire. Moi c’est ce que j’aime : qu’on lieu me raconte une histoire, pas vous ? Dans la série photographique intitulée Campagne, la photographe dispose trois groupes de cinq à dix grandes photographies posées en vrac contre un mur, à même le sol. Les clichés sont en couleur ou noir et blanc et tirés numériquement. Ils sont contrecollés sur carton. Les photographies sont donc présentées comme des affiches, leur caractère anodin est renforcé par les sujets photographiés : des paysages de nature, sans présence humaine. Cependant, à l’écart de l’installation et accrochée au mur, figure la liste des noms des lieux photographiés. Ce sont : Mostar, Sarajevo, Srebrenica,… soi autant d’endroits marqués par la tragédie humaine de l’histoire. Si vous demandez à Sophie Ristelhueber d’où vient cette colline ou ce beau paysage, elle vous explique que la colline en question « est celle par ou les survivants du massacre de Srebrenica ont essayé de fuir, que juste derrière ce beau paysage se trouve « un village entier détruit par le nettoyage ethnique ». Alors certes, l’histoire racontée est amère et pénible, mais quelle force finement distillée dans l’œuvre et l’installation ! : ↓

Sophie Ristelhueber, La Campagne, Vue d'Installation au Museum of Fine Arts, Boston, 2001

Sophie Ristelhueber, La Campagne, Vue d’Installation au Museum of Fine Arts, Boston, 2001

Comment une photographie peut-elle remplir notre imaginaire ? A ce petit jeu, Sophie Ristelhueber est ainsi devenue experte. Autre sujet, plus léger celui-ci. Comment représenter la ligne géographique de l’Equateur ? Notion topographique abstraite, l’artiste se déplace et photographie un lieu – une terrasse d’un café abandonné – précisément situé sur cette ligne. Le cliché, très poétique, acquiert une sensibilité particulière parce qu’il renvoie à notre mémoire culturelle. Ce lien entre image et notion abstraite est largement renforcé par la légende qui figure en bas de la photographie, la remplissant d’une dimension immatérielle. ↓

Sophie Ristelhueber, La ligne de l'Equateur -1988, 1996

Sophie Ristelhueber, La ligne de l’Equateur -1988, 1996

 Difficile également d’évoquer les travaux de Sophie Ristelhueber sans parler de l’artiste Robert Smithson . Comme pour Sophie Ristelhueber, les photographies de Robert Smithson révèlent des paysages témoins du passage du temps, souvent des représentations de constructions « entre deux eaux ». Robert Smithson a inventé le terme de non-sites, dérivant du terme non-sight (“non-vision”). En 1969, Robert Smithson voyage dans le Yucatan – Mexique –  et se sent attiré par un  hôtel, – Hôtel Palenque – qui est à la fois en pleine construction, déstructuration et rénovation. Prenant des photos, Smithson va jusqu’à  se servir de ce matériau au cours d’un séminaire d’architecture à l’Université de l’Utah en 1972 pour montrer la “Dé-architecturalisation” d’un lieu. ↓

Robert Smithson, Hotel Palenque, 1969

Robert Smithson, Hotel Palenque, 1969

Robert Smithson, Hotel Palenque, Détails, 1969

Robert Smithson, Hotel Palenque, Détails, 1969

L‘oeuvre de Sophie Ristelhueber continue d’évoluer, gageons que les incursions photographiques de son art laisseront  à leur tour quelques traces dans l’histoire de la photographie paysagère. Ce blog se voulant source d’échanges, je serais ravi de prêter attention à vos commentaires et réactions. En particulier, connaissez-vous d’autres artistes contemporains qui placent les notions de topographie, de représentation du lieu, au cœur de leur démarche ?

F.B.