J‘ai récemment proposé dans un billet une définition de l’art contemporain (https://artdesigntendance.com/cest-quoi-lart-contemporain-2/). Marion Aigueparse, collaboratrice du blog, vous propose aujourd’hui un autre aspect définitionnel de l’art contemporain : une définition juridique. L’art contemporain et le droit sont deux domaines qui ont longtemps été incapables de dialoguer, car ils étaient inadaptés l’un à l’autre. Leur rapport se modifie au cours d’affaires et de cas où se confrontent les artistes et les magistrats. Une question essentielle se pose alors : qu’est-ce qu’une œuvre d’art et plus particulièrement une œuvre d’art contemporaine aux yeux de la loi ? La réponse à cette question est majeure, car poser une définition claire de l’art contemporain, c’est permettre une protection plus efficace des œuvres.

Pour être considérée comme une œuvre d’art et donc être protégeable par la loi, l’œuvre doit être « originale » et « empreinte de la personnalité de l’artiste », critères retenus par la justice et analysés par N. Walravens dans L’œuvre d’art en droit d’auteur. Toute la difficulté de la protection d’œuvres d’art contemporaines réside dans une démarche même «  d’intellectualisation, de dématérialisation et de dépersonnalisation ». Une œuvre d’art contemporaine n’a pas toujours été considérée comme une œuvre d’art du fait de son décalage avec l’art classique. L’art contemporain peut être un art non représentatif et/ou utiliser des matériaux bruts issus de la nature (métal, bois) ou des objets issus du quotidien comme le Porte-bouteilles de Marcel Duchamp). ↓

Porte-bouteilles, Marcel DUCHAMP

Porte-bouteilles, Marcel DUCHAMP               

Or, le droit protège ce qui est fabriqué par l’homme, ce qui correspond à une définition de l’art classique. Ainsi, comment protéger une œuvre d’art contemporaine, parfois non représentative, abstraite, fabriquée à partir d’objets du quotidien ou manufacturés ? Comment justifier que l’objet en question est une œuvre d’art ?

Face à ces questions et au décalage certain qui séparait le droit de l’art contemporain, une petite histoire du défi qui confronte l’art au droit s’impose !

Le cas de L’Oiseau dans l’espace marque la première grande avancée pour l’art contemporain dans le domaine juridique. En octobre 1926, Constantin Brâncuși arrive avec une vingtaine d’œuvres en marbre et en bronze sur le sol américain, dont L’Oiseau dans l’espace. Cette œuvre, historique, date de 1923. Pour la petite histoire, sachez que Brâncuși exécutera au total 16 exemplaires de l’oeuvre, 7 en marbre et 9 en bronze. Un exemplaire appartenant au MoMA est actuellement exposé à la Fondation Louis Vuitton, dans le cadre de l’exposition Etre moderne : le MoMA à Paris. À voir jusqu’au 5 mars !  ↓     

L’Oiseau dans l’espace, Constantin Brâncuși.

L’Oiseau dans l’espace, Constantin Brâncuși. Crédits photo National Gallery of Art, Washington

La douane refuse la qualification d’« œuvres d’art » pour ces sculptures et réclament les droits de douane, droits dont les œuvres d’art sont exonérées depuis 1913. Pour les douaniers, cette œuvre ne peut pas être pour eux une œuvre d’art, car elle ne représente pas clairement un oiseau dont les caractéristiques essentielles (les ailes et les plumes) sont absentes. L’Oiseau dans l’espace est non représentative alors que l’art est encore presque systématiquement figuratif. Les « objets » sont ainsi saisis sous la mention d’« ustensiles de cuisine et matériels hospitaliers ». Un procès est alors engagé. L’enjeu est de définir ce qu’est une œuvre d’art. Pour être reconnue comme œuvre d’art, celle-ci doit être « originale » et « empreinte de la personnalité de l’artiste » selon la loi. Mais l’œuvre de Brâncuși est difficilement protégeable à cause de sa démarche même «  d’intellectualisation, de dématérialisation et de dépersonnalisation ». L’artiste gagne tout de même le procès en novembre 1928. L’Oiseau dans l’espace, sculpture non représentative, est alors considérée par la justice comme une œuvre d’art. Cette victoire marque un grand progrès juridique pour l’art !

France Culture a d’ailleurs consacré une émission à cette œuvre, à écouter et réécouter ici : ↓

D’autres cas illustrent la difficulté à protéger des œuvres d’art contemporaines et posent la question de leur définition. En effet, comment considérer que l’application de tubes fluorescents sur un mur par Dan Flavin est une œuvre d’art ? ↓

 

Dan Flavin, untitled (to Barry, Mike, Chuck and Leonard), 1972

Dan Flavin, untitled (to Barry, Mike, Chuck and Leonard), 1972

 

Dan Flavin, untitled (to a man, George McGovern), 1972

Dan Flavin, untitled (to a man, George McGovern), 1972

Cet artiste et ses installations montrent bien que l’idée de l’œuvre est au-dessus des « éléments tangibles » qui la composent. Si ces objets sont des objets manufacturés, l’activité créatrice de l’artiste ne s’exprime pas moins dans l’œuvre et elle reflète sa personnalité, caractéristique essentielle pour accorder à une œuvre son statut d’œuvre. L’environnement dans lequel sont exposés les œuvres et les éléments intangibles (comme le contexte d’exposition ou la lumière) forment une perception que fait partie intégrante de l’œuvre elle-même. La lumière que dégagent les tubes fluorescents sur les murs est le centre de l’œuvre. Cependant, cet élément certes perceptible est impalpable. L’idée de l’œuvre, sa réalisation, son contexte d’exposition traduisent alors l’« originalité » de l’artiste ainsi que l’« empreinte de sa personnalité. »

Marcel Duchamp est confronté à la même problématique : comment des œuvres triviales, du quotidien, peuvent-elles être élevées au rang d’œuvre d’art ? Marcel Duchamp est l’inventeur du « ready-made », conception selon laquelle l’artiste peut élever au rang d’œuvre d’art un objet du quotidien, trivial et manufacturé. ↓

L’affaire Pinoncelli intensifie le débat. En 1993, l’artiste-performeur Pierre Pinoncelli urine dans la Fontaine , exposée au Carré d’art à Nîmes, puis lui assène des coups de marteau (geste qu’il reproduit en janvier 2006 dans une exposition au Centre Pompidou sur la même œuvre). ↓

Marcel Duchamp, Fontaine

Marcel Duchamp, Fontaine                  

Cet artiste est connu pour ses happenings sensationnels et provoquants : il arrose d’encre rouge à l’aide d’un pistolet à peinture André Malraux, alors ministre de la Culture, présent pour l’inauguration du musée Chagall à Nice ; il crée le Happening anti-pain à Bordeaux en brûlant des baguettes publiquement et en criant « A bas le pain » ; il se coupe une phalange du petit doigt avec une hache pour soutenir Ingrid Betancourt lors des négociations avec les FARC (Un doigt pour Ingrid)… ↓

 

Le geste de Pinoncelli est, selon lui, un geste réparateur : il aurait redonné à l’objet son statut premier, c’est-à-dire celui d’un objet trivial et manufacturé. Il déclare : « L’urine fait partie de l’œuvre et en est l’une des composantes […]. Y uriner termine l’œuvre et lui donne sa pleine qualification. […] ». Et, fait surprenant, la justice condamne Pinoncelli non pas pour avoir uriné dans l’urinoir – acte que le tribunal considère comme du happening – mais pour avoir donné des coups de marteau à l’œuvre. La justice reconnaît alors Pinoncelli comme un performeur.

Pour aller plus loin, vous pouvez vous reporter à l’excellent blog lenversdudroit, qui conclut : 

« À propos de l’affaire Pinoncelli,  : « Cette affaire suscite des interrogations quant à la définition de l’auteur d’une œuvre. En effet, Marcel Duchamp avait déclaré lui-même « un ready-made est une œuvre d’art sans artiste qui la créée ». Dès lors s’il n’y a pas d’artiste, peut-on considérer qu’il y a un auteur ? Car sans auteur, point d’originalité de l’œuvre, puisqu’elle nécessite de laisser transparaître son empreinte personnelle pour accéder à la protection du droit d’auteur. L’affaire n’ayant pas été traitée sur le plan du droit d’auteur, la question reste en suspens, mais il apparaît nécessaire que le droit inclut les ready-made dans son champ de protection, sauf à consacrer les juges en juges de l’art. »

Marion Aigueparse