Si vous aviez raté notre précédent épisode avec Gonzague Gauthier, en charge  des projets numériques (réseaux sociaux et collaboratif, e-publishing) du Centre Pompidou, retrouvez-le ici.

Gonzague Gauthier : «A nous donc d’adapter la pratique du numérique dans le musée à l’œuvre ! Et, du coup, peut-être faut-il repenser la manière de visiter un musée, avec des parcours de visite plus fluides pour conserver l’interaction physique avec les œuvres exposées.»

Nous échangeons depuis un bon moment sur la pratique du numérique. Quel regard portez-vous sur la création artistique à ce sujet ?
Gonzague Gauthier : tout d’abord, je dirais qu’il y a presque une tradition dans l’histoire de l’art, surtout dans l’art moderne et contemporain, pour s’interroger sur l’intervention de l’art au quotidien. Le design, par exemple, est une pratique qui interroge fortement cette dimension. Les avant-gardes artistiques du siècle précédent ne souhaitaient-elles pas faire rentrer l’art dans le quotidien ? Il est donc logique que certains artistes contemporains créent avec les moyens de l’époque, donc le numérique. En ce qui me concerne au Centre, nous avons collaboré avec Florent Deloison, -la bataille du Centre Pompidou évoquée en première partie de l’entretien – pour la mise en place d’un dispositif interactif avec les publics du Centre.
Mon avis personnel est que nous assistons à une sorte de « rerévolution » du comment produit-on une œuvre ? La pratique d’atelier évolue : des artistes travaillent désormais à plusieurs dans un même endroit. Les outils de production évoluent, des amateurs produisent aussi des œuvres : tout cela crée un terreau propice à une production actuelle différente et numérique. Je citerais l’exemple de l’artiste JR que nous avons accueilli pour le projet INSIDE OUT. Sans la participation «numérique » du public, il n’y aurait pas d’œuvre ! Chose intéressante, avec le développement des pratiques numériques, des artistes traitent la question de l’autoralité . Dans la cas de JR, qui est l’artiste au final ?

Page d'accueil du Projet INSIDE OUT sur le site web du Centre Pompidou, 2011.

Page d’accueil du Projet INSIDE OUT sur le site web du Centre Pompidou, 2011.

Nous ouvrons la dernière partie de cet entretien, avec un angle de vue plus généraliste sur les pratiques du numérique dans les musées.
Première question : y a-t-il des différences culturelles dans la pratique du numérique ?
G.G. : Oui. La culture se développe différemment sur les réseaux sociaux des pays anglo-saxons. Les communautés dialoguent entre elles et échangent sur leurs approches culturelles différentes, au contraire de nous où les réseaux sociaux deviennent un instrument d’accès à une culture universaliste. Attention, je grossis très volontairement le trait mais ce sont deux approches divergentes. L’impact des réseaux sociaux dans la société américaine, par exemple, fait que la prise de parole individuelle est grandement facilitée.
Le clivage est aussi important concernant la pratique de la médiation. Par exemple, j’étais l’année dernière au musée canadien des civilisations d’Ottawa – devenu Musée Canadien de l’histoire  -. La pratique de la médiation est à mille lieux de ce que nous faisons en France ! Ce qui concerne l’histoire du Québec est traitée dans un Parc d’attractions, avec des reproductions des villages de pêcheurs de baleine et au final peu d’œuvres exposées. Autre exemple de pratique du numérique différente : le musée de la Blackitude  de Yaoundé au Cameroun. Là-bas, les gens ne se rendent pas spontanément au musée qui reste un symbole du colonialisme. Une personne du musée se déplace donc avec un ordinateur et un CDROM pour montrer, sur place, dans les villages, ce qu’est le musée. Et, avec les remarques collectées sur place, il modifie la présentation numérique au fur et à mesure… Le numérique a là une fonction de transport du contenu curatorial !

Les musées anglo-saxons vont beaucoup plus loin que nous dans la mise en place de dispositifs numériques pour montrer les œuvres. Je pense aux musées que l’on peut visiter depuis chez soi, avec des images en 3D par exemple.
A vouloir tout montrer, ne risque-t-on pas de décourager le visiteur à faire l’expérience physique de la visite dans un musée ?
G.G. : Non, pas du tout. C’est le dernier argument employé en désespoir de cause par ceux qui refusent le numérique ! Je dis non par conviction et aussi suite à des études menées sur le terrain. Ainsi, on a observé que près de 80% des personnes qui font une visite en 3D du musée le visitent par la suite. L’outil est au service d’une préparation du parcours une fois sur place.
Je dirais aussi que c’est à nous à penser l’invitation à aller au-delà du numérique. Quelle notice mettre par exemple sur une application numérique in-situ pour donner l’envie au visiteur de lever les yeux sur l’œuvre ? Il faut donc faire ce travail pour habituer le visiteur à cette gymnastique de l’écran vers l’œuvre…A nous donc d’adapter la pratique du numérique dans le musée à l’œuvre ! Et, du coup, peut-être faut-il repenser la manière de visiter un musée, avec des parcours de visite plus fluides pour conserver l’interaction physique avec les œuvres exposées.
L’irruption de la pratique du numérique ravive en tout cas des questions que se pose la médiation en permanence : que peut-on faire dans un musée ? Quel comportement tolérer ? –photographier – Quel public viser ?, etc.

Le Cleveland Museum of Art propose aux visiteurs, à l’aide d’un grand écran numérique, de faire une première visite sans se déplacer puis d’interroger le visiteur sur ses goûts personnels pour concevoir un parcours sur-mesure à l’aide d’un GPS. Que pensez-vous de cette pratique ?
N’est-ce pas une consommation « Mac Do » du musée ?
G.G. : Rien n’empêche d’utiliser le numérique pour répondre dans un premier temps aux centres d’intérêts du visiteur. Puis, dans un second temps, d’utiliser l’outil pour élargir ses centres d’intérêts. Tout est là : où met-on le curseur ?
Votre question sous-entend une réflexion plus complexe en fait. C’est le rapport du quotidien à l’œuvre. Je ne donnerai pas d’avis personnel sur le dispositif du Cleveland Museum of Art puisque je ne l’ai pas expérimenté. Mais un musée est susceptible d’accueillir un visiteur qui voudrait consacrer du temps à la culture mais qui, matériellement, ne peut pas en consacrer beaucoup .Il y a un danger à expliquer qu’il faut consacrer systématiquement du temps à la culture. En faisant ainsi, on risque de faire vivre une mauvaise expérience à un visiteur au temps limité. Au contraire, si le visiteur grâce aux outils numériques vit une bonne expérience, alors il sera plus tenté de revenir au musée et de consacrer plus de temps à sa prochaine visite…
Ce qui est pertinent dans cette démarche, c’est d’avoir les outils qui nous permettent de connaître les éléments qui ont séduit le visiteur de façon à lui procurer une nouvelle expérience positive. Ces éléments collectés ou data sont d’une importance capitale. Les musées s’interrogent sur comment les utiliser ? Jusqu’où les utiliser ? Qui doit les utiliser ? Une question qui dépasse le seul secteur culturel… Selon moi, on peut même dépasser ces considérations et se demander comment inclure la culture dans le quotidien des personnes. Le numérique le permet, tout le monde se déplace avec un smartphone.
Enfin, n’oublions pas que la culture est faite pour le plaisir ! C’est déjà beaucoup d’éprouver ce plaisir en contemplant une œuvre, sans forcément en savoir plus…

Dispositif "Gallery One" au Cleveland Museum of Art

Dispositif “Gallery One” au Cleveland Museum of Art

Pour conclure, quel serait votre musée du futur ?
G.G. : Ah, quelle question, difficile d’y répondre ! Pour moi le musée du futur est celui qui va utiliser le numérique pour aider les publics à y accéder. C’est celui qui va s’appuyer sur le numérique pour permettre la production d’une polyphonie de discours. Il faut conserver le discours scientifique, c’est l’une des missions des musées mais ce n’est pas une vérité une et indivisible !
Le musée doit évoluer dans sa forme physique certes, mais sans pour autant devenir un lieu où l’expérience physique de la visite serait réservée à une élite.
Je souhaite donc un musée plus ouvert, incluant plus de technologie qui lui permette de sortir d’une pratique exclusivement culturelle mais sans pour autant renier son identité. La mission première d’un musée c’est de diffuser les œuvres à toutes les populations, quels que soient leurs bagages intellectuels. C’est un idéal, mais l’institution muséale de demain devra continuer de garantir l’accès de tous à la culture !

Gonzague Gauthier, merci d’avoir consacré de votre temps pour cette interview. J’ai appris des choses. Vous avez remis l’éclairage sur certaines questions que pose l’utilisation croissante des technologies numériques dans les musées. Merci beaucoup !

F.B. & A.B.