Gerhard Richter, une autre façon d’approcher l’histoire

À la suite du précédent billet, qui abordait la manière dont un artiste contemporain peut s’emparer de l’actualité pour en donner une vision forte, ici Stéphane Pencréac’h et sa peinture engagée – signalons-le, ils ne sont pas nombreux ceux à oser attaquer de face une actualité tragique, qui plus en réaction – j’ai continué à creuser le rapport qu’entretiennent les artistes avec l’histoire. 1 nouvel exemple ici avec le peintre allemand Gerhard Richter.

Gerhard Richter et le souvenir du 18 octobre 1977

À l’occasion de la rétrospective consacrée au peintre contemporain Gerhard Richter pour ses 80 ans (Centre Pompidou, 6 juin – 24 septembre 2012), je fus frappé par l’art de l’artiste pour « fuir » le sujet. Je m’explique. Gerhard Richter a l’art de flouter les sujets ou les paysages qu’il peint. Souvent, il travaille à partir d’une photographie qu’il va représenter, puis il s’en éloigne avec une grâce immense. Des effets de glacis viennent flouter l’image de départ, des touches d’une finesse incroyable qui ancrent le passage d’un médium à l’autre. ↓

Gerhard Richter, Bühler Höhe, 1991

Gerhard Richter, Bühler Höhe, 1991

Dans la veine de ce travail, une série m’avait marquée, le cycle intitulé 18 Octobre 1977, comprenant 15 peintures conçues entre Mars et Novembre 1988, et ayant pour sujet le suicide en prison du noyau dur de la RAF (organisation terroriste allemande Faction Armée rouge, plus connue sous le nom de Bande à Baader). Gudrun Ensslin, Andreas Baader et Jan-Carl Raspe sont retrouvés morts dans leur cellule de la prison de Stuttgart-Stammheim ce jour précis. L’annonce de leur suicide intervenait quelques heures après la libération à Mogadiscio des otages du Boeing de la Lufthansa, retenus contre la libération en Allemagne de l’ouest de 11 prisonniers de cette organisation terroriste allemande d’extrême gauche. 8 jours après ces événements, une enquête officielle concluait à un suicide collectif. Une conclusion très discutée, certains y voyant un assassinat en règle commandité par les autorités ouest-allemandes, pressées de se débarrasser de prisonniers encombrants. 

S’attaquer à l’événement

Bien évidemment, au vue de l’importance de l’événement dans l’histoire d’une Allemagne de l’Ouest bientôt réunifiée, la série de peinture réalisée par Richter en 1988 ne pouvait passer inaperçue. Et poser des questions… Que faut-il lire dans ces peintures floutées représentant, tour à tour, le cadavre allongé d’Andreas Baader (x2), le leader de la cellule terroriste ; la tête en gros plan d’Ulrike Meinhof (x3), membre fondateur de la Faction Armée Rouge qui s’est suicidée par pendaison ; l’arrestation du groupe terroriste (x2), ou encore les funérailles des corps d’Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe ? ↓

Gerhard Richter, Arrestation 1, 1988.

Gerhard Richter, Arrestation 1, 1988. Tableau réalisé d’après les coupures de presse de l’époque sur l’arrestation des dirigeants du groupe terroriste allemand Faction Armée Rouge.

 

Gerhard Richter, Mort par balle 1, 1988.

Gerhard Richter, Mort par balle 1, 1988. La peinture représente le corps sans vie d’Andreas Baader. D’après des photographies prises par la police sur les circonstances de la découverte des suicides des terroristes dans la prison de Stuttgart-Stammheim le 18 Octobre 1977.

 

Gerhard Richter, Mort par balle 2, 1988

Gerhard Richter, Mort par balle 2, 1988. Une vision plus éthérée de la mort. Dans sa série dédiée aux événements du 18 octobre 1977, le peintre peint souvent le même sujet plusieurs fois. Un effet cinématographique recherché ?

 

Gerhard Richter, Morte, 1988.

Gerhard Richter, Morte, 1988. La peinture montre en gros plan la tête et le haut du corps de la terroriste allemande Ulrike Meinhof, qui s’est pendue le 9 Mai 1976 aux barreaux de sa cellule de la prison de Stuttgart-Stammheim.

Des explications, le peintre se livre volontiers et affirme : « Il est possible que ces tableaux suscitent des interrogations sur le message politique ou la vérité historique. Ces deux points de vue ne m’intéressent pas. Et bien que ma motivation soit probablement sans importance pour le résultat, j’essaye ici de la définir comme étant l’articulation verbale et parallèle d’une opinion et d’une consternation. ». Notes, Novembre 1988 (pour la conférence de presse de février 1989 – Haus Esters, Krefeld)

J’aime bien la seconde ! : « En vérité, je n’ai réalisé que celles qu’on « ne pouvait pas peindre ». Les morts. Au début, je cherchais plutôt à raviver l’ensemble du problème, la réalité de cette époque. Donc, en abordant ce sujet, j’avais tendance à penser en grand, à un travail qui engloberait l’ensemble du contexte. Puis les choses ont évolué dans un autre sens, vers la mort, un sujet qui n’est pas incompatible avec la peinture, au contraire, puisque la mort et la souffrance ont toujours été un grand thème en art. De toute façon, c’est le thème central, nous en avons seulement perdu l’habitude… avec notre gentille petite vie.» Entretien avec Jan Thorn-Prikker sur le cycle 18 Octobre 1977 , 1989.

Flouter pour installer la distance avec l’histoire ?

Le tableau Enterrement est le plus grand de la série réalisée par Richter. Le procédé est identique aux autres, la peinture fut réalisée d’après une photo de presse de l’époque que Richter a sélectionnée. Vu de loin, le tableau indique un mouvement : une foule qui s’écarte au passage des 3 cercueils. Richter s’est toujours défendu d’avoir rendu hommage aux 3 terroristes et à leurs idées. Mon impression est plutôt que le peintre, en floutant habilement l’image photographique de départ, nous laisse nous les spectateurs, seuls juges de l’histoire. L’omniprésence de nuances de gris donnent à l’ensemble des “15 photos-tableaux” un aspect documentaire. À l’heure de la circulation en temps réel de l’information, de l’omniprésence de l’image, de l’infobésité, le peintre d’aujourd’hui représenterait-il de la même façon une tragédie identique ? 

Gerhard Richter, Enterrement, 1988

Gerhard Richter, Enterrement, 1988. D’après une photo de presse que Richter a sélectionnée.

 

Stéphane Pencréac'h, partie centrale du triptyque intitulé "Paris -11 janvier 2015".

Stéphane Pencréac’h, partie centrale du triptyque intitulé Paris -11 janvier 2015. Le 11 janvier 2015, 3,7 M de personnes se sont rassemblées dans toute la France lors de marches républicaines en hommage aux 17 victimes des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015. le panneau central représente le défilé à Paris des chefs d’Etats. 

Les photographies de cet article proviennent du site : https://www.gerhard-richter.com/ & de la page : https://www.gerhard-richter.com/en/art/paintings/photo-paintings/baader-meinhof-56

 

F.B.