Un monument est un dispositif mémoriel exposé dans l’espace public. Commémorant une mémoire collective, il effectue une médiation entre le passé et le futur, et incite à ne pas oublier. Le monument est un dispositif qui arbore bien souvent les mêmes caractéristiques de dimension, de forme, monumentale, verticale, frontale, et incarne l’ancienneté, l’autorité, le symbolique, le rhétorique.

Destiné à résister aux ravages du temps, le monument glisse pourtant dans l’oubli et l’invisibilité, bien que situé au milieu même des grandes places citadines. Si pour les historiens, seul le rôle de remémoration du monument importe, les artistes choisissent eux de s’intéresser à l’oubli, comme forme mémorielle renouvelée. Il n’y a pas de mémoire sans oubli, de souvenirs sans refoulements, ni de transmission sans interprétation.

Peut-on parler du monument comme d’un dispositif artistique ? Qui pourrait en effet nommer les artistes derrière les grands monuments de notre histoire collective ou décrire ceux-ci à l’aulne de leurs seules caractéristiques esthétiques ?

Les  événements tragiques du siècle dernier ont provoqué une crise de la représentation qui a invité les artistes contemporains à réinventer les codes du monument, face à une conception du temps et de la mémoire nouvelle. Jouant avec les caractéristiques du monument, les artistes ont ainsi créé de nouveaux dispositifs commémoratifs : les contre-monuments des années 80, les monuments-musées (tel le musée juif de Libeskind), ou des monuments amnésiques.

Certains ont fait le choix d’évincer la question mémorielle de la notion de monument, d’autres ont choisi de ne garder qu’elle. Tous se sont attelés à une tâche « monumentale », celle de porter sur notre époque contemporaine un regard critique, rétrospectif, et prospectif.

Monument, Monumentalité, Pérennité

Les artistes contemporains, face à la ruine instantanée des objets industrieux, interrogent le caractère pérenne et éternel du monument et créent des œuvres vouées à disparaître, entraînant l’effacement de la mémoire qu’elles portaient. Robert Smithson propose par exemple de nouveaux monuments, monumentaux, qui s’effaceront progressivement, sous l’action des éléments, de la mer et des marées, comme la Spiral Jetty. ↓

Spiral Jetty, installation de Robert Smithson, 1970

Spiral Jetty, installation de Robert Smithson, 1970. L’oeuvre grandeur nature a été réalisée au bord du Grand Lac Salé de Salt Lake City en avril 1970. Elle prend la forme d’une spirale de 457 m de long et de 4,5 m de large, s’enroulant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

 

Spirale Jetty, Robert Smithson, 1970

La Spirale Jetty est faite de de boue, de cristaux de sel, de rochers de basalte, de bois et d’eau. Pendant 30 ans environ, l’oeuvre a été submergée par la remontée du niveau de l’eau du lac avant de réapparaître en 2002…

Michaël Heizer ne garde, lui, du monument que le monumental. Il  joue avec la taille des objets et crée des formes gigantesques qui prennent place dans le paysage, interventions triomphantes où le bulldozer se substitue au pinceau. Pour son œuvre Levitated Mass, il a ainsi déplacé un bloc de granite de 340 tonnes, 6.5 m de large sur 6.5 m de haut, et l’a posé sur une faille de 140 m de long. Œuvre de Land Art, ce nouveau type de monument ne siège pas au milieu d’une place ni ne porte de mémoire, si ce n’est, peut-être, celle, en acte, d’une époque de la démesure.↓

Levitated Mass, oeuvre de Michael Heizer

Levitated Mass, oeuvre de Michael Heizer, 2011-2012. L’œuvre est située sur le campus du musée d’art du comté de Los Angeles (LACMA) en Californie, États-Unis.

 

Monument, Déférence, Révérence et Nouvelles Figures d’Autorité

Fernando Sanchez Castillo tourne en dérision la tradition des monuments commémoratifs et s’attaque à leur dimension symbolique. Il joue avec cette statuaire de plein air, enterre les monuments classiques, transforme les statues de dictateurs en fontaines, dans lesquelles Staline et Hitler se crachent dessus,…  Avec Bird Feeder  (2010), Sánchez Castillo propose une approche pleine d’humour et d’insolence. Il présente le buste du roi d’Espagne Philippe V et en détourne sa véritable fonction de monument de commémoration. Par un mécanisme intérieur ingénieux, le buste du roi d’Espagne Philippe V distribue en continu des graines dans un creux situé sur le buste du roi. Bird Feeder  promeut la relation particulière qu’ont les oiseaux avec la statuaire publique, puisque ceux-ci viennent s’y (re)poser et se nourrir, tout en salissant le bronze.↓

Fernando Sánchez Castillo, Bird Feeder, 2010.

Fernando Sánchez Castillo, Bird Feeder, 2010. Bronze, acier corton patiné et ciré, graines. Production et Collection Mudam Luxembourg. Acquisition 2010 © Photos : Andrés Lejona

 

Fernando Sánchez Castillo, Bird Feeder, Détails, 2010

Fernando Sánchez Castillo, Bird Feeder, Détails, 2010. © Photos : Andrés Lejona

Dans la même veine, l’artiste allemand Hans Haacke, avec ironie, crée des monuments commémorant notre ère capitaliste, qui arborent par exemple le sigle de marques connues, comme Mercedes-Benz, à l’instar des entrées de ville aux panneaux rutilants dont Robert Venturi se moquait déjà à Los Angeles dans les années 70.

En 2014, Hans Haacke a installé Gift Horse, une sculpture en bronze, à Trafalgar Square, à l’emplacement resté vacant d’un monument équestre jamais réalisé. L’œuvre, un squelette équin parodiant les monuments équestres classiques, présente sur un membre de l’équidé un ruban éclairé de LEDs sur lequel défilent en permanence les taux de la bourse. Ce nouveau monument lie art et finance tout en écartant la mémoire classique des triomphes équestres.↓

Monument et Mémoire Vivante, Participative

L’artiste polonais Krystof Wodiczko cherche à éviter l’écueil de l’oubli en réactualisant les monuments dans un processus de « présentification ». Pour cela, il s’appuie sur les statues des monuments classiques et projette sur celles-ci le visage et la voix d’hommes et de femmes, dont la parole est libérée derrière ce masque de pierre. Pour l’artiste, nous sommes tous monuments, bloqués par nos souvenirs et nos traumatismes, sans cesse hantés par une mémoire douloureuse. L’artiste combine sculpture, vidéo, image et son pour évoquer la mémoire des vétérans de guerre dans un processus cathartique. Ses œuvres sont des manifestes qui parlent autant des disparus, à l’instar de monuments traditionnels, que des survivants et de leur traumatisme. ↓

Monument thérapie Kzrysztof Wodiczko from pate gilles on Vimeo.

On voit alors que les artistes contemporains cherchent de plus en plus à dépasser la simple commémoration passive dans leurs œuvres pour offrir de nouveaux moyens thérapeutiques pour apprivoiser cette mémoire collective.

L’artiste conceptuel allemand Jochen Gerz propose lui-aussi des œuvres dans lesquelles la mémoire s’écrit au présent. En 1986, il installe à Hambourg son Monument contre le fascisme, une colonne d’un mètre de large et de 12 mètres de haut, recouverte d’une mince couche de plomb, sur laquelle les passants sont invités à signer. Au fur et à mesure que la surface de la colonne se couvre de noms, elle s’enfonce dans le sol, enterrant ces longues listes de noms faisant écho à l’holocauste. Jochen Gerz propose un nouveau type de monument, « où le traditionnel et court bouleversement du spectateur est remplacé par sa participation durable comme coauteur et coresponsable. » Assez rapidement, le message de l’œuvre a toutefois été altéré : la colonne est aujourd’hui couverte de graffitis, slogans, traces de tir, croix gammées… Pour l’artiste, comme le remarquait plus haut Wodiczko, les lieux de mémoire ne sont pas tant les monuments que les hommes : « Comme reflet de la société le monument dans le sens double est problématique, puisqu’il ne rappelle pas seulement à la société le passé, mais en plus – et c’est le plus inquiétant – sa propre réaction à ce passé. » ↓

Esther Shalev-Gerz and Jochen Gerz, Monument against Fascism, 1986, documentary from Esther Shalev-Gerz on Vimeo.

Avec son œuvre 2146 pierres, Monument contre le racisme, Jochen Gerz crée un monument invisible, où seule la présence de la mémoire importe. De façon clandestine, il descelle des pavés sur lesquels, face cachée, il inscrit le nom d’un des 2146 cimetières juifs allemands. ↓

Vue sur la ligne droite pavée de la place devant le château de Sarrebrück, ancien quartier général de la Gestapo et aujourd'hui siège du parlement régional

Vue sur la ligne droite pavée de la place devant le château de Sarrebrück, ancien quartier général de la Gestapo et aujourd’hui siège du parlement régional. Jochen Gerz et ses étudiants ont commencé par desceller clandestinement les pavés de la place et y inscrire, sur chacun, le nom d’un cimetière juif d’Allemagne et le nombre de corps qu’il contient. Credits photo artonfile.com.

 

 

Chaque pavé descellé est ensuite remis en place, face contre terre, d'où le nom de l'installation : Le Monument Invisible.

Chaque pavé descellé est ensuite remis en place, face contre terre, d’où le nom de l’installation : Le Monument Invisible ou Monument contre le racisme. En tout, il y a 2146 pavés correspondant au 2146 cimetières juifs d’Allemagne répertoriés.

 

2.146 pierres, Monument contre le Racisme, détail d'un pavé.

2146 pierres, Monument contre le Racisme, détail d’un pavé. Initiative de l’artiste Jochen Gerz démarrée en 1990.

Récemment, l’artiste Jeff Koons, à la demande de l’ambassade américaine, a offert à la France un Bouquet of Tulips, en signe de fraternité après les attentats du 13 novembre. Conçu pour commémorer, ce monument interroge et fait polémique. L’œuvre de Koons n’invente pas de réflexion nouvelle sur l’espace public (l’œuvre est pensée hors contexte), sur la commémoration populaire. Elle reste un simple bouquet offert en signe de condoléances, sans message véhiculé. L’opinion publique souhaiterait qu’il rende compte d’un point de vue, qu’il apporte un regard sur ce qui a frappé la France.↓

Jeff Koons, Bouquet of Tulips.

Jeff Koons, Bouquet of Tulips. Sculpture offerte à la Ville de Paris en hommage aux attaques terroristes du 13 novembre 2015 qui endeuillèrent la capitale.

Face aux réactions suscitées, on remarque donc que le monument ne peut plus être aujourd’hui passif, il se doit d’enclencher le processus de réflexivité nécessaire à l’appréhension des événements, et surtout de faire consensus. Ainsi, le monument est, d’abord, support d’une mémoire collective.  Si chaque artiste cité plus haut aborde la question du monument de façon singulière, chacun trouve un écho certain dans une nécessaire collectivité du monument.

Coline Jacquet.