Les Non-lieux de Marc Augé

J’ai eu de la chance, un signe du destin… 5 années après avoir démarré l’aventure de ce blog, je rencontrais à Marseille, à l’occasion du Printemps de l’art contemporain, un homme qui a inspiré un des billets que je considère comme “fondateur” pour mon blog : Voir la ville par le prisme de l’art contemporain.  Dans ce billet, je convoquais Marc Augé (1935), un des grands anthropologues contemporains. Fasciné par la transformation du paysage urbain et le développement continu d’interstices, de ces zones entre ville et campagne qui accueillent hypermarchés, entrepôts, grandes chaînes hôtelières, constructions résidentielles et pavillonnaires, ce qu’on appelle de nos jours les zones périurbaines, j’arrivais enfin à mettre un nom générique sur ces espaces : les non-lieux. Le terme a été introduit par Marc Augé dans son œuvre Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité (Le Seuil, 1992). 

L’anthropologue et le Photographe, regards croisés

Au 5ème étage de la Tour-Panorama de la Friche Belle de Mai, l’exposition L’anthropologue et le Photographe (à découvrir sans modération jusqu’au 13 août) croise précisément la pensée de Marc Augé et la vision plasticienne du photographe Marc Lathuillière. Ce dernier effectue des voyages récurrents en Thaïlande et a réussi à tisser des liens d’amitié avec les habitants du village de Ban Sam Kula, dans le nord du pays. ↓

Photographie de Marc Lathuillère issue de l'exposition L'Anthropologue et le Photographe à la Friche Belle de Mai, Marseille. Femme du village de Ban Sam Kula, Thailande.

Photographie de Marc Lathuillière issue de l’exposition L’Anthropologue et le Photographe à la Friche Belle de Mai, Marseille. Femme du village de Ban Sam Kula, Thailande. Photographie retravaillée par ©FrançoisBoutard.                                                                                               

 

Capture d'écran, géolocalisation du village de Ban Sam Kula, Thailande

Capture d’écran, géolocalisation du village de Ban Sam Kula, Thailande.

Pour cette exposition, le photographe qui connaît bien l’oeuvre de l’anthropologue, a souhaité initier un dialogue entre la dialectique des textes de Marc Augé et ses propres photos de la tribu thaïlandaise des Lissou, qu’il dénomme « le peuple fluorescent ». Au visiteur de découvrir ou s’étonner des résonances entre la pensée de Marc Augé ; des extraits sélectionnés par Marc Lathuillière et reproduits sur des cimaises, et les mises en scène photographiques de ce dernier. 

Le monde est un (des) village(s)

On serait en droit de s’attendre à un documentaire photographique sur une tribu « exotique ». Or, il n’en est rien. Subtilement, Marc Lathuillère nous montre par exemple une jeunesse qui mélange habilement les codes vestimentaires traditionnels à ceux de la civilisation, preuve que le monde est devenu un village… Ce que prédisait déjà un certain Marc Augé il y a une trentaine d’années !

Marc Augé durant un de ses voyages d'anthropologue en Afrique Noire.

Marc Augé durant un de ses voyages d’anthropologue en Afrique Noire. Issue de l’exposition L’Anthropologue et le Photographe, à la Friche Belle de Mai.

 

Photographie de Marc Lathuillère, jeune homme Lissou.

Photographie de ©MarcLathuillière, jeune homme Lissou. Sa tenue vestimentaire mélange les codes textiles habituels de sa tribu à la mode occidentale. Le violet semble une couleur prédominante dans la garde-robe des Lissous.  

Oui le monde est devenu un village, mais plutôt des villages dans lesquels la modernité (communication en temps réel, abolissement des distances) a rendu leurs parois poreuses. Je cite Marc Augé : « Nous pouvons enfin parler de contemporanéité mais la diversité du monde se recompose à chaque instant : tel est le paradoxe du jour. Il nous faut donc parler des mondes et non du monde, mais savoir que chacun d’eux est en communication avec les autres – images éventuellement tronquées, déformées, faussées, images parfois réélaborées par ceux qui, les recevant, y ont d’abord cherché, quitte à les inventer, les traits et les thèmes qui leur parlaient d’eux-mêmes, images dont la caractère référentiel est néanmoins indubitable, en sorte que nul ne peut plus douter de l’existence des autres. (…) Que le monde contemporain soit toujours unifié et toujours pluriel, que les mondes qui le constituent soit hétérogènes mais reliés, c’est ce qu’il nous faut revendiquer pour essayer de le comprendre

  • Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, 1994.

Une autre exposition présentée à l’occasion du Printemps de l’art contemporain interroge justement l’identité des peuples. Sous le commissariat de Lydie Marchi, la Galerie du 5e, espace culturel des Galeries Lafayette Marseille Saint Ferréol, a présenté les travaux d’une dizaine d’artistes africains contemporains. Une magnifique exposition qui mélange photographies, textiles, installations et objets – Beautiful Africa, du 8 avril au 10 juin 2017 -. ↓

Vue de l'exposition Beautiful Africa, La Galerie du 5e, espace culturel des Galeries Lafayette Marseille Saint-Ferréol. Photographie ©FrançoisBoutard

Vue de l’exposition Beautiful Africa, La Galerie du 5e, espace culturel des Galeries Lafayette Marseille Saint-Ferréol. Photographie ©FrançoisBoutard.

 

Vue de l'exposition Beautiful Africa, tableaux d'Eddy Kamuanga llunga : Negbele 2 (200x200) & Lolendo (200x200). Photographie FrançoisBoutard

Vue de l’exposition Beautiful Africa, tableaux d’Eddy Kamuanga llunga : Negbele 2 (200×200) & Lolendo (200×200). Photographie ©FrançoisBoutard.

J‘ai discuté avec l’artiste Toufik Medjamia qui y présentait notamment une très belle série de dessins à l’encre sur papier – Série : Wearable Architecture -. Je m’étais récemment posé la question sur le blog de l’irruption sur la scène médiatique de l’art contemporain africain et de la question qu’il pose : Cela a-t-il un sens de rassembler sous le terme générique d’ « art contemporain africain » les travaux d’artistes qui viennent de pays et cultures très différents sur un même continent ? ». La réponse de Lydia Marchi et Toufik Medjamia est sans appel : non seulement l’idée n’a pas de sens, si ce n’est de céder à la facilité de promouvoir des artistes émergents sous une étiquette bien commode pour nous occidentaux, mais elle est complètement ridicule et dépassée. Toufik Medjamia justement, artiste d’origine nord africaine parti émigrer en France en 1994, à l’époque où l’Algérie était secouée par une guerre civile, se voit comme un citoyen du monde, apatride. Il rejette avec force l’imagerie populaire développée en Occident sur le mythe du bon sauvage pour justifier la colonisation. Quel écho donc aux propos de Marc Augé qui nous interrogent sur le regard que nous, occidentaux, avons plaqué, j’aimerais dire standardisé, sur d’autres civilisations et cultures…

Toufik Medjamia, Dessins encres sur papier, Série (wearable architecture)

Toufik Medjamia, Dessins encre sur papier, Série (wearable architecture). Photographie ©FrançoisBoutard.

Mes remerciements chaleureux à l’équipe de Marseille Expos et notamment à Marjorie Hervé, qui nous a concocté un programme d’enfer et Giulia, pour sa science des déplacements dans Marseille !

F.B.