Last Updated on 17 avril 2021 by François BOUTARD
Dans mon précédent billet, je vous avais fait part de mon attachement à la flamande Gand. La petite sœur de Bruges renferme en son sein un joyau artistique : le retable de l’Agneau Mystique, peint par les frères Van Eyck en 1432. L’œuvre fait 3,75 mètres de haut, comprend quatre panneaux fixes et vingt volets mobiles. Les panneaux déployés, une scène de l’Adoration de l’Agneau de Dieu se révèle au regard des fidèles. ↓
Le monument éclaire le visiteur de par la précision des paysages descriptifs de l’œuvre, les couleurs issues de la peinture à l’huile sont éclatantes ! J’ai toujours perçu les retables comme des objets atypiques. N’étant pas amateur des bondieuseries qui envahissent et surchargent parfois inutilement les églises, j’avoue que mon regard et ma curiosité se portent naturellement sur cet objet sacré qui souvent en impose ! Celui de Gand possède qui plus est une histoire rocambolesque. Confisqué par l’armée française à la fin du XVIIIième siècle, puis redonné à la ville par Louis XVIII, vendu –seulement en partie- par le Vicaire de Gand, puis restitué grâce au traité de Versailles de 1920, confisqué de nouveau mais cette fois-ci par les nazis et « délivré » par les américains au fin fond d’une mine de sel en Autriche !
Si le héros central du retable de la ville de Gand est l’agneau mystique, celui d’Issenheim, en Alsace, est connu pour la mise en scène de la crucifixion du Christ. Au cœur de ce retable, réalisé au début du XVIième siècle par deux maîtres allemands –Matthias Grünewald le peintre et Niklaus von Haguenau le sculpteur- c’est un christ purulent marqué par la souffrance qui apparaît, les traits tirés par la douleur. ↓
Pour ajouter à la morbidité de la scène, une gerbe de sang s’échappe du flanc droit du christ crucifié. Il fallait oser soutenir la comparaison avec cette scène effrayante de réalisme pour la revisiter. C’est le pari qu’a réussi, à mon sens, l’artiste contemporain Adel Abdessemed. Il a ainsi installé, dans la chapelle du Musée d’Unterlinden– à côté du premier niveau du retable-, quatre christs crucifiés* ↓
Ces sculptures sont réalisées avec du barbelé en acier inoxydable, pour mieux contenir la souffrance physique de la crucifixion ? Le barbelé a de nombreux symboles, dont celui de l’enfermement et de la douleur lorsqu’il pénètre la chair. Même les amas de soudure sont terrifiants, et que dire du râle qui semble émaner de la bouche entrouverte de ces christs ? ↓
L’ancien inspire l’artiste moderne, Abdessemed aime à bousculer ses contemporains. La souffrance mystique qui émane de l’œuvre a inspiré l’artiste d’origine algérienne, sans surprise serais-je tenté de dire puisque l’artiste aime les œuvres fortes qui ne peuvent laisser insensible. Sur son travail, Adel Abdessemed dit ainsi : « Le sang me répugne. Je voulais jouer du contraste entre la beauté formelle d’une sculpture et l’horreur dont elle témoigne. Comme toujours, dans mon travail, c’est un cri. Tout vient de l’intérieur, sinon à quoi bon ? ». Il surenchérit : « (…) Quand je trace une ligne, c’est comme un bistouri qui tranche la peau ».
L’artiste Sarkis, avait lui pour ambition de « toucher » Grünewald, tant il avait été touché par la dimension physique de la peinture. Il explique ainsi : « Son tableau est le résultat d’une commande : une maladie frappait son pays. Et on lui demanda d’essayer de guérir avec une peinture. D’où cette image du christ thaumaturge. C’est donc une œuvre très physique parée initialement d’une fonction sacrée. Cette fonction n’existe plus, mais le tableau reste un chef d’œuvre. Je voulais absolument toucher Grünewald, mais bien sûr, je ne pouvais pas toucher la peinture ». Alors Sarkis imagine et conçoit un dispositif lui permettant de rentrer en contact avec ce christ. Le stratagème est conçu en partenariat avec le laboratoire de recherche des Musées de France. Au final, l’œuvre est une série de six écrans en forme de croix, chacune montre le toucher de l’artiste sur les clichés en négatif du tableau. ↓
Ecoutons l’artiste expliquer sa mise en scène : « (…) Donc j’ai travaillé avec le laboratoire de recherche des Musées de France. Ils ont des radiographies et des photographies infrarouges de l’œuvre, très précises. J’ai projeté l’image du christ sur du papier. Et j’ai pu toucher les stigmates avec de l’aquarelle jaune qui ressemble à du miel. J’ai aussi lavé les différentes parties de l’image du corps avec du lait, lequel renvoie à un acte nourricier – c’était d’ailleurs du lait entier. Sur le papier, il en émane une lumière somptueuse, car contrairement à l’eau, le lait ne dilue pas la couleur. Mon film n’est pas une reconstitution de ce geste. Il montre l’évènement de la création en direct. On a vécu pendant des milliers d’années depuis Lascaux à aujourd’hui devant des faits accomplis, c’est-à-dire qu’on a regardé les choses finies. Le seul art qui a tenté de déplacer cette situation, c’est le cinéma. Mais dans les six films que je montre, il n’y a aucun montage ».
Plus qu’une démarche artistique, Sarkis interroge donc l’art en construction. La réflexion d’un artiste contemporain bien dans son époque. ↓
*Travail réalisé à l’occasion des cinq cents ans du retable d’Issenheim en 2012. L’œuvre a été acquise par François Pinault.
F.B.