Située sur le sentier du littoral dit des douaniers, à Roquebrune-Cap-Martin dans les Alpes-Maritimes, la Villa E-1027 fut dessinée et conçue par l’artiste d’origine irlandaise, Eileen Gray (1878-1976), sa 1ère création architecturale. Une œuvre architecturale moderniste conçue à 4 mains avec son compagnon d’alors, l’architecte et critique d’art français d’origine roumaine, Jean Badovici (1893-1956). De façon inattendue, c’est la sortie d’une Bande Dessinée qui m’a donné envie de vous raconter cette histoire : Eileen Gray – Une maison sous le soleil (Charlotte Malterre-Barthes et Zosia Dzierzawska. Editions Dargaud, 2020). Dans cet album, l’auteur revient sur l’attachement d’Eileen Gray à la Villa E-1027 et à sa rivalité avec Le Corbusier. ↓

Eileen Gray - Une maison sous le soleil, © Charlotte Malterre-Barthes et Zosia Dzierzawska. Editions Dargaud, 2020

Eileen Gray – Une maison sous le soleil, © Charlotte Malterre-Barthes et Zosia Dzierzawska. Editions Dargaud, 2020. Planche de l’album

 

Eileen Gray - Une maison sous le soleil, © Charlotte Malterre-Barthes et Zosia Dzierzawska. Editions Dargaud, 2020. Détail d'une planche

Eileen Gray – Une maison sous le soleil, © Charlotte Malterre-Barthes et Zosia Dzierzawska. Editions Dargaud, 2020. Détail d’une planche

La Villa E-1027 : icône du modernisme naissant

Édifiée de 1926 à 1929, la Villa E-1027 est considérée comme une œuvre d’art architecturale moderne pour plusieurs raisons ↓

La villa E-1027 vue du sud-ouest © Droits réservés ayants droit E. Gray et J. Badovici - Photographe Manuel Bougot

La villa E-1027 vue du sud-ouest. L’édifice est classé aux Monuments Historiques depuis 2000 © Droits réservés ayants droit E. Gray et J. Badovici – Photographe Manuel Bougot

Elle a été conçue et construite à une époque où l’architecture moderne était en train d’émerger en Europe, on pense évidemment au pavillon allemand de Barcelone réalisée par Ludwig Mies van der Rohe pour l’Exposition internationale de 1929 qui projette de nouvelles idées : les murs ne sont plus porteurs, ils deviennent des parois légères qui délimitent les espaces ; des façades en verre ouvrent l’espace intérieur sur l’extérieur, ajoutant à la fluidité des espaces. On pense aussi au chef-d’œuvre de Robert Mallet-Stevens : la réalisation de La villa Cavrois à Croix, achevée quelques années plus tard.

La Villa E-1027 a été conçue avec une attention particulière aux détails et à l’esthétique, reflétant les idées modernistes de simplicité, de fonctionnalité et d’harmonie. Les espaces ont été conçus de manière à être modulables, permettant une utilisation flexible de la maison en fonction des besoins des occupants. Le bâtiment est ainsi constitué de 2 niveaux, reliés par un escalier intérieur en spirale. Le rez-de-chaussée abrite les espaces de vie, tandis que les chambres se trouvent à l’étage. L’architecture de la villa se caractérise par des lignes épurées, des formes géométriques simples, et l’utilisation de matériaux modernes.

Villa E-127, architecture : Eileen Gray & Jean Badovici, 1926-1929.

Villa E-1027, architecture : Eileen Gray & Jean Badovici, 1926-1929. Laissée à l’abandon un temps, la Villa a fait l’objet d’une réhabilitation totale achevée en 2021. Les équipements et le mobilier ont été reconstruits à l’identique.

Enfin, la Villa E-1027 est considérée comme un exemple précoce d’architecture moderniste pour l’utilisation innovante de matériaux tels que le béton armé, l’acier tubulaire et le verre – de longues baies vitrées laissent le soleil d’engouffrer – ainsi que pour son intégration subtile avec son environnement naturel. Elle est également remarquable pour ses détails intérieurs, tels que les meubles conçus par Gray elle-même.

Eileen Gray et la Villa E-1027

La Villa E-1027, c’est le “bébé” d’Eileen Gray et aussi le symbole de son attachement et amour à Jean Badovici. Mais qui est-elle réellement ? C’est une des premières femmes avec Charlotte Perriand à se faire un nom dans le milieu très masculin du design et de la décoration d’intérieur dans la 1ère partie du XXe siècle. Issue d’une famille irlandaise fortunée, Eileen Gray s’initie d’abord à la peinture, avant de venir s’installer définitivement à Paris en 1907 – la future créatrice avait découvert la Ville lumière à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900. Alors que l’Art nouveau bat son plein, Gray s’initie au laquage, alors très en vogue, sous la direction du maître artisan japonais Seizo Sugawara. Et c’est ainsi qu’en 1913, elle réalise sa 1ère exposition à l’occasion du Salon des artistes décorateurs. Elle y présente des panneaux décoratifs.

Paravent noir en briques, conception Eileen Gray pourle fabricant ClassiCon. Panneaux avec finition laquée artisanale à haute brillance Fait main.

Paravent noir en briques, conception Eileen Gray pour le fabricant ClassiCon. Panneaux avec finition laquée artisanale à haute brillance fait main.

Douée, Eileen Gray devient une décoratrice et créatrice de meuble adoubée par le Tout-Paris. Sa renommée grimpe en flèche quand elle décore de 1919 à 1924, l’appartement de Suzanne Talbot, une figure mondaine de la mode. La presse ne tarit pas d’éloges sur son travail. La décoration de l’appartement de la rue de Lota devient le symbole du chic à la française. En 1922, elle ouvre la Galerie Jean Désert au n° 217, rue du Faubourg-Saint-Honoré, avec l’aide de Jean Badovici, architecte roumain, rencontré 1 année auparavant. Elle y présente le mobilier qu’elle crée (paravents en laque, mobilier en bois, tentures murales, lampes, divans, etc.). ↓

Numéro de l’Illustration du 27 mai 1933 consacré aux Intérieurs Modernes. Plusieurs photographies d'intérieurs sont  consacrées à l'appartement de Suzanne Talbot, meublé par Eileen Gray et Pierre Legrain. Ici, "la Galerie d'Entrée".

Numéro de l’Illustration du 27 mai 1933 consacré aux intérieurs modernes. Plusieurs photographies d’intérieurs sont consacrées à l’appartement de Suzanne Talbot, meublé par Eileen Gray et Pierre Legrain. Ici, “la Galerie d’Entrée”.

 

Appartement de Suzanne Talbot, vue du Salon de verre, décoration et meubles Eileen Gray,

Appartement de Suzanne Talbot, vue du Salon de verre, décoration et meubles Eileen Gray, 1922. On reconnaît les fameux fauteuils Bibendum créés par la designeuse. Régulièrement cités pour avoir été conçus pour la Villa E-1027, la date de conception de ces assises pose question …

À partir de 1924, Jean Badovici la convainc de se former à l’architecture. Badovici veut faire construire sur la Côte d’Azur. La Villa E-1027, au drôle de nom, sera leur création : E pour Eileen, 10 pour le J de Jean, comme 10e lettre de l’alphabet, 2 pour le B de Badovici, et 7 pour le G de Gray. Jean réalise les premiers croquis de la villa, Eileen les finalise et conçoit l’agencement intérieur. Comme c’est souvent le cas dans l’histoire du design, le créateur d’une œuvre architecturale totale donne naissance à des pièces de mobilier qui deviennent des icônes. Pour la Villa, Eileen Gray conçoit notamment le fauteuil Transat, inspiré de ceux des paquebots, ainsi que le fauteuil Bibendum. Elle crée aussi une banquette en cuir noir à armature en tube d’acier chromé, le tapis « Marine d’abord » de la chambre d’amis, et la table de chevet chromée circulaire, baptisée Table E-1027.

Fauteuil Transat, design Eileen Gray pour Ecart International. Modèle en cuir noir et bois laqué noir.

Fauteuil Transat, design Eileen Gray pour Ecart International. Modèle en cuir noir et bois laqué noir.

 

Tapis "Marine d'Abord", design Eileen Gray pour l'ameublement de la Villa E-127

Tapis “Marine d’Abord”, design Eileen Gray pour l’ameublement de la Villa E-1027

 

Le Corbusier à la Villa E-1027 : sacrilège et châtiment

En 1932, l’idylle entre Eileen Gray et Jean Badovici prend fin. Gray, qui avait pour habitude de passer ses étés à la Villa quitte cette dernière et se lance dans un nouveau projet : la réalisation de la  « Villa Tempe a païa » située route de Castellar à Menton. Et c’est là qu’intervient “l’affaire Le Corbusier”. De son vrai nom Charles-Édouard Jeanneret-Gris, Le Corbusier (1887-1965) connait l’existence de la célèbre villa pour avoir fait du Cap Martin son lieu de villégiature estivale – il y rencontrera sa femme monégasque -. Invité une 1ère fois par Jean Badovici en 1937, il découvre la villa et s’en éprend. En 1938, avec la permission de Jean Badovici, il commence à peindre 8 grandes fresques colorées, assez obscènes, sur les murs intérieurs blancs de la maison. En l’apprenant, Eileen Gray éprouve une profonde tristesse et de la colère et demande à son ex-compagnon d’écrire à Le Corbusier pour qu’il retire ses fresques. Comble de l’insulte, une photo est prise du célèbre architecte en train de peindre dans le plus simple appareil. Pour Gray, c’est la déchirure, elle ne reviendra pas à la Villa E-1027. ↓

La photo de la discorde : le Corbusier nu, en train de peindre une fresque dans la Villa E-127

La photo de la discorde : le Corbusier nu, en train de peindre une fresque dans la Villa E-1027. On y distingue la cicatrice d’une morsure de requin.

L’affaire est d’autant plus étrange qu’elle semble tourner à l’obsession malsaine pour le Corbusier qui déclare : “J’ai de plus une furieuse envie de salir des murs : 10 compositions sont prêtes, de quoi tout barbouiller.”. En 1952, le grand maitre suisse construit un cabanon, au-dessus de la Villa E1027 qui continue de le fasciner. Comme s’il souhaitait s’approprier les lieux, en relation avec un promoteur qui possède une petite guinguette à proximité de la Villa, il lui propose d’aménager des unités de campings aménagés … L’affaire ne s’arrête pas là. Badovici meurt en 1956 et 4 années plus tard, Le Corbusier fait racheter la maison par une amie, Madame Marie-Louise Schelbert de Zurich, qui l’utilise comme maison de vacances. En 1965, Le Corbusier part faire sa baignade en contrebas et décède d’une crise cardiaque, sous les yeux de la Villa … Pour ce qui est des fresques, sachez que 4 des fresques réalisées par Le Corbusier ont été restaurées. Une autre a été cachée derrière un panneau. Cette dernière, selon le site internet de l’association “CapModerne” qui gère le site de la Villa et y organise des visites ” ne permettait pas une appréciation tranquille du génie d’Eileen Gray .” .

F.B.