Dès mes premiers billets consacrés à l’art contemporain, un élément constant et répétitif est apparu dans les œuvres des artistes dont j’avais envie de vous parler. Ainsi, combien de fois ai-je mentionné le terme de « série », pour désigner l’inclusion d’une œuvre comme élément constitutif d’un ensemble de tableaux, photographies ou encore vidéos ? Bien malin qui peut aujourd’hui échapper à cette « loi des séries » ! Prenons l’exemple du très médiatique Damien Hirst, expert « wharholien » dans la déclinaison d’un concept. La série The Complete Medicine Cabinets comprend une série de dix-huit armoires à pharmacie dont douze portent le nom des douze chansons de l’album Never Mind The Bollocks du groupe de rock The Sex Pistols.

Damien Hirst, from the series The Complete Medicine Cabinets, 1988-1997

Damien Hirst, from the series The Complete Medicine Cabinets, 1988-1997

Damien Hirst, Liar, 1989

Damien Hirst, Liar, 1989

Aux origines

J’ai donc mené mon enquête pour comprendre quelles étaient les motivations de l’artiste pour la série. Les premiers artistes à employer ce procédé furent les peintres français du XIXième siècle. On recense déjà le concept de série chez Paul Cézanne avec ses différentes représentations de la montagne Sainte-Victoire ↓

Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire, 1885-1887

Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire, 1885-1887

Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire, 1904

Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire, 1904

Puis, figure l’incontournable Claude Monet qui a poussé jusqu’à ses limites ce concept. En témoigne l’impressionnante série des vingt-huit toiles consacrées à La Cathédrale de Rouen ou encore la série des célébrissimes Nymphéas, peintes au crépuscule de sa vie.↓

Claude Monnet, La Cathédrale de Rouen. Le Portail au soleil, 1893

Claude Monet, La Cathédrale de Rouen. Le Portail au soleil, 1893

Claude Monnet, La Cathédrale de Rouen. Le Portail et la tour Saint-Romain, plein soleil, 1893

Claude Monet, La Cathédrale de Rouen. Le Portail et la tour Saint-Romain, plein soleil, 1893

Claude Monnet, La Cathédrale de Rouen. Le Portail et la tour d'Albane. Temps gris, 1894

Claude Monet, La Cathédrale de Rouen. Le Portail et la tour d’Albane. Temps gris, 1894

Plus que le concept de série, les peintres impressionnistes découvrent le plaisir et l’intérêt de travailler sur un même sujet, mais à différents moments de la journée. Une innovation technologique le leur permet : l’invention de la peinture en tube, en 1841. Ainsi, l’artiste est désormais libre d’utiliser ses pinceaux et ses couleurs en pleine nature. Le sujet est figuré à l’instant t, suivant les conditions atmosphériques, permettant au peintre de travailler toute une palette de couleurs et d’émotions, pour notre plus grand bonheur !

Evolutions modernes de la série

 Avant de devenir un concept très usité dans l’art contemporain actuel, le concept de série évolue de pair avec les nouvelles tendances picturales. La peinture se tourne de plus en plus vers l’abstraction et l’idée du chef d’œuvre recule. Piet Mondrian,(lien sur http://zawiki.free.fr/art/mondrian.htm) puis plus tard Henri Matisse, nous ont transmis ce « glissement » dans la pratique picturale. Le premier avec sa série de six tableaux intitulée : Composition avec plans de couleur 2

Piet Mondrian, Composition avec plans de couleur 2, 1917

Piet Mondrian, Composition avec plans de couleur 2, 1917

Piet Mondrian, Composition avec plans de couleur 2, autre oeuvre de la série, 1917

Piet Mondrian, Composition avec plans de couleur 2, autre oeuvre de la série, 1917

Henri Matisse pratique la série comme une action évolutive. Il réalise une série d’un même sujet en jouant sur les formes, utilisant par exemple une suite de gouaches découpées qu’il joue à intervertir. Comme il le dit lui-même : « A chaque étape, j’ai un équilibre, une conclusion. A la séance suivante, si je trouve qu’il y a une faiblesse dans mon ensemble, je me réintroduis dans mon tableau par cette faiblesse […] et je reconçois le tout. » Dans le cas de Matisse, l’histoire de l’art associera à la série les termes de variations, suites, séquences, thèmes, motifs ou répétitions.                                                                                                                                                               Mais revenons à nos moutons : dans la période contemporaine, le genre de la série n’est plus considéré comme un « O .P.N.I » (Objet Peint Non Identifié). Il permet à certaines disciplines, comme la photographie, de conquérir ses lettres de noblesse. La photographie documentaire, par exemple, l’utilise pour bénéficier d’une reconnaissance qu’elle n’avait pas auparavant. C’est le cas du couple allemand Bernd et Hilla Becher qui, avec leurs séries consacrés à des bâtiments industriels, voient leur démarche portée au rang d’œuvre d’art.↓

Bernd et Hilla Becher, Façades industrielles

Bernd et Hilla Becher, Façades industrielles

1968 et 1971 : deux reconnaissances de la série comme processus créatif

En 1968, John Coplans prépare l’exposition Serial 2 Images au Musée d’Art de Passadena. Il souhaite imposer l’idée selon laquelle la sérialité dans l’art est d’abord au service du processus créatif. Exit le chef d’œuvre d’ultime ! Discutant des préparatifs de l’exposition avec l’artiste Roy Lichtenstein, ce dernier observe le travail de Monet sur la déclinaison de la Cathédrale de Rouen. Il s’empare du procédé et revisite la série de Monet, créant ce qu’il appelle : « manufactured Monets ». Dans son style caractéristique, Lichtenstein démocratise l’œuvre avec un schéma de couleurs binaires et quelque part annonce « l’industrialisation » de Warhol.↓

Roy Lichtenstein, Rouen Cathédral Set V, 1969

Roy Lichtenstein, Rouen Cathédral Set V, 1969

Ah Warhol…au génie crient les uns, à l’imposture hurlent les autres. Warhol utilise la technique de la sérigraphie, appliquée à des portraits photographiques par exemple, qu’il reporte ensuite sur la toile. Ainsi faisant, le célèbre artiste enfonce le clou dans le concept de désacralisation de l’oeuvre. Warhol produit en masse. Ilconfie la réalisation de ses toiles à ses assistants, ce qui lui permettait de produire beaucoup et par série. Cette idée là a ainsi choqué : Wharol était-il finalement un artiste, un vrai créateur, ou un fabricant d’images plastiques…Appartenant au courant artistique du pop art, Warhol et ses acolytes ne font que questionner la société de consommation et l’irruption agressive du matraquage publicitaire. A l’ère de la reproduction mécanisée des images, ces interrogations sont logiques et même saines. N’est-ce pas là d’ailleurs le rôle de l’artiste d’interroger l’évolution de la société ? ↓

Andy Warhol, Marylin, années 60

Andy Warhol, Marylin, années 60

Trois années plus tard en 1971, John Szarkowski, directeur du département des photographies, organise au Moma, musée d’Art Moderne de New York, une grande rétrospective consacrée au photographe Walker Evans. Szarkowski élabore la thèse selon laquelle la photographie documentaire peut-être élevée au rang d’art suivant certaines conditions. Le photographe ne doit pas laisser de traces de lui-même dans la photographie, le sujet photographié est central, le tirage doit être modeste et ne pas jouer sur des effets de mise en valeur quelconque. Au final, c’est le projet de série qui conditionne la valeur artistique de la photographie. La photo isolée n’est plus reconnue, elle s’insère dans une véritable démarche autour d’un thème. Ci-dessous deux photographies issue d’une série réalisée par Evans sur les maisons victoriennes↓

Walker Evans, Victorian Cottage. Waveland. Mississipi, 1936

Walker Evans, Victorian Cottage. Waveland. Mississipi, 1936

Walker Evans, Folk Victorian House with Front-Gabled Roof, Florida

Walker Evans, Folk Victorian House with Front-Gabled Roof, Florida

Dans mon billet précédent, j’ai évoqué des photographes qui ont suivi plus ou moins ce dogme : Lewis Baltz par exemple ou encore Bernd et Hilla Becher.

Inversion et ironie de la série

Les artistes contemporains s’amusent en revisitant les dogmes, c’est bien connu. Et c’est ce qui m’amuse dans l’art contemporain ! Ainsi, puisque la photographie accède au rang d’art via le processus de série, il fallait bien démontrer, à l’inverse, qu’une seule photographie contient en elle-même l’idée de la série ! C’est précisément le défi que relève avec panache le photographe canadien Jeff Wall . Si nous regardons la photo suivante :↓

Jeff Wall, Insomnia, 1994

Jeff Wall, Insomnia, 1994

La situation représentée paraît assez incongrue, elle pose immédiatement des questions auxquelles nous cherchons des réponses. Comment l’homme, couché sous la table, a t-il pu arriver dans cette position ? Ce qui suppose un enchaînement d’événements, nous pourrions dire séquences, comme dans une série ou un feuilleton ! Ainsi, Jeff Wall réintègre l’idée de série dans son tableau, processus inverse à l’élaboration d’une série par différentes photographies…On ne peut aussi s’empêcher de penser, ironiquement, à une scène de Série B !                                                                                                                                                                                                                   Il en est un qui aime aussi mettre à mal l’utilité de la série : le peintre contemporain italien Gabriele Di Matteo. En 2005, il commande cent soixante-seize tableaux représentant un bouquet de mimosa à l’artiste napolitain Salvatore Russo. Ce napolitain est un spécialiste du genre : tous les jours il reproduit à la chaîne des bouquets de mimosa pour la plus grande joie des touristes. En plus des mimosas, Di Matteo commande de la même façon des toiles représentant un paysage marin. L’artiste fait accrocher ses toiles de manière à saturer l’espace d’exposition :↓

Gabriele Di Matteo, Le peintre salue la mer, 2005

Gabriele Di Matteo, Le peintre salue la mer, 2005

Gabriele Di Matteo, Le peintre salue la mer, zoom sur les bouquets de mimosa,2005

Gabriele Di Matteo, Le peintre salue la mer, zoom sur les bouquets de mimosa,2005

Qu’en dire ? Et bien que Di Matteo nous offre le spectacle navrant d’une reproduction sans imagination, qui provient elle-même d’une production standardisée. Il y ainsi matière à s’interroger sur l’originalité de la série. Est-ce une démarche créative ? On rejoint là les contradicteurs d’Andy Warhol qui se posèrent la même question sur le travail à la chaîne du New-yorkais…                                               Et vous, qu’en pensez-vous ? Avez-vous d’autres exemples de séries qui vous viennent à l’esprit et qui témoignent d’un processus réellement créatif ? N’hésitez pas à me faire part de vos commentaires dans l’espace prévu à cet effet (bulle face au titre du billet ou en fin d’article à « laisser une réponse »), j’y répondrai avec grand plaisir !

F.B.